Comment faire une revue

Auteur :

Renato Serra

Lettre à Luigi Ambrosini.

ON SAIT PAR DEUX LETTRES DE RENATO SERRA à son ami Luigi Ambrosini — avant qu’ils ne s’éloignent l’un de l’autre en 1913 — qu’ils avaient tous deux le projet de fonder une revue, qui eût pris le titre de Neoteroi. La revue ne vit pas le jour, faute d’appui éditorial.

Les deux lettres, qu’ignorait l’Epistolario di Renato Serra (publié par Luigi Ambrosini, Giuseppe De Robertis et Alfredo Grilli chez Le Monnier à Florence en 1934, près de vingt ans après la mort de Serra), et que l’édition des Scritti letterari, morali e politici de l’auteur a remontées au jour, sont de nature et de tonalité très différentes ; la première montre un Serra assez distant, peu enclin à s’engager dans ce projet : un Serra en proie, comme si souvent, à ce suspens intérieur qui caractérisera les deux textes majeurs que sont Départ d’un groupe de soldats pour la Libye et Examen de conscience d’un homme de lettres (ils seront publiés prochainement aux Éditions de la revue Conférence); la seconde, en revanche, dont nous traduisons ici des extraits, laisse apparaître un enthousiasme et une volonté d’engagement assez rares chez l’auteur. Le crayon dessine un projet dont nous perce- vons l’importance et la gravité légère.

Les éditeurs faisaient défaut. C’est bientôt la vie qui manquera : Renato Serra meurt dans une tranchée de Podgora, le 20 juillet 1915. Il avait trente ans.

C. C.

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Homo sum et humani nihil a me alienum puto1. Tous les textes et toutes les choses du monde me touchent : non pas selon la mesure du spécialiste, avec son étroitesse et ses classements — du point de vue des concours et de l’évaluation quotidienne, il a besoin d’un champ clos et d’armes égales ; il a besoin du langage, des catégories, des termes définis (questions, but, méthode de travail) hors des- quels il refuse le combat ; il a besoin que chaque œuvre soit une pierre bien carrée et bien propre à disposer sur les sentiers battus (utiliser, par des citations, des résumés, une bibliographie, le travail précédent : présenter le sien propre de sorte que les suivants puissent l’utiliser) ; telle est la compétence des spécialistes — mais selon la mesure, large et libérale, de l’homme. Je suis homme, idiotès : tout ce que font les hommes m’intéresse et me concerne. Je peux et je veux me rendre compte de tout, avec l’honnêteté d’un esprit bien fait. Sans compétence pour juger la bibliographie ni — pour dire vite — l’utilisation pratique du travail historique, philologique, philosophique, artistique, médical, mathématique. Mais je sens et cherche quelque chose de plus pur : la valeur humaine. Quelle joie, quelle nouveauté, quelle richesse ces différents travaux donnent-ils au loisir de mon esprit ? Que sont-ils ? Quel engagement, quels intérêts spirituels, quelles ambitions, quelles envies ou quelles espérances représentent-ils dans l’univers ?