LE CORBEAU ET LA CUEILLEUSE DE THÉ

 

TANDIS que je me promenais dans des rues alourdies par la chaleur de l’été, il arriva que surgît un individu qui s’approcha de moi en brandissant plusieurs photographies tout juste extirpées de sa poche droite. Les images étaient accolées les unes aux autres avec soin, et le tout formait un joli album cousu de ton pourpre. Je ne me rappelais pas que nous eussions jamais eu l’occasion d’échanger quelques mots avant cette rencontre impromptue. Il paraissait inquiet et cherchait l’appui d’un regard qui pût le réconforter. Mais je devinais que son angoisse ne portait ni sur la valeur de ses images ni sur le jugement que j’étais susceptible de prononcer à leur égard. Il s’écria tout à coup : « Pourriez-vous m’aider à identifier la personne qui se cache là-derrière ? ». En prononçant ces mots, il me désignait du doigt un cadre en déséquilibre qui évoquait des dessins cosmogoniques sur une toile tendue et dont le rôle cultuel s’était peut-être émoussé si l’on considérait l’atmosphère désolée du temple que j’avais sous les yeux.

Je m’approchai un peu plus de l’image en question et j’aperçus l’extrémité arrondie d’une forme discrète à côté du genou gauche d’une statue de Bouddha assis, qui s’apparentait en effet, pour un œil distrait, au bord extérieur de la pliure d’un autre genou. De sorte que l’on était en droit de supposer, si l’on remontait en imagination la pente de cette jambe fantomatique repliée sur elle-même, qu’une personne se tenait assise en tailleur derrière cet encadrement d’étoffe et que son genou droit dépassait de quelques centimètres. J’étais bien en peine d’en dire plus. Il aurait suffi que j’éloigne la photographie de mes yeux scrutateurs pour douter de ce que je venais d’entrevoir. Au début, me confia-t-il, il n’avait rien remarqué, mais après avoir de nouveau examiné le résultat de son travail, il devint persuadé que quelqu’un l’avait observé à l’instant où il déclenchait son appareil. L’imagination d’un second regard qui le tenait en joue le rendait malade. Je dois avouer que tant d’exagération me parut funambulesque. J’ai ensuite pensé que le moment de son inspiration avait été troublé et que c’était bien là ce qu’il ne pouvait pas admettre.