FIGURE ET TEMPORALITÉ

« LE SOIR change sens et image », écrit Georg Trakl à la veille de la Première Guerre mondiale. Au tournant de la crise où le monde moderne se trouve soudain plongé, face à l’échéance de sa modernité, c’est en son fond même que la représentation, le mode d’envisagement propre à la pensée du fond, la pensée du principe de raison, est ébranlée. Il s’agit du fond — Grund : à la fois raison et être. Ce fond que les Temps modernes ont approprié à la première personne du Cogito, du penser en tant que « je pense », et déterminé comme le caractère le plus propre de la subjectivité du sujet en son infinité, comme volonté.

La crise touche au fond et c’est une crise des fondamentaux qui a secoué le monde moderne, le monde à la mesure du sujet et de sa ratio anthropologique. Elle s’est manifestée en ceci, que « sens et image » précisément, ainsi que le fondement métaphysique sur lequel ils reposent — le fond lui-même, l’être comme volonté — n’étaient plus à la mesure des événements par lesquels la contradiction du monde moderne a éclaté historiquement jusqu’à apparaître comme non-monde. Les phénomènes ont dépassé l’imagination : les guerres mondiales ont sonné le glas du vieux « monde nouveau » des Temps modernes. C’est à partir de ce bouleversement que le monde, s’ouvrant à la proportion non pas nouvelle mais inédite de sa mondialité, est entré dans la phase contemporaine de son histoire qui est inauguralement la nôtre. Aussi, s’il y a bien eu une métaphysique moderne, il n’y a pas, ni ne saurait y avoir, de métaphysique contemporaine. Être au monde, après la « mort de dieu » et toutes les fins qui s’ensuivent, implique la conscience de notre radicale et définitive finité. Et donc la nécessité d’aborder de front la question de la négativité qui structure l’existence et de l’approprier en tant que ressource dynamique au cœur même de l’être.

L’abstraction plastique dans sa mise en œuvre objectale, à partir du grand tournant américain des années 1940-50, et la phénoménologie dans sa radicalisation existentiale ont assumé inauguralement cette question. Au tournant de la fin — celle du monde moderne en son fondement métaphysique, le monde de « l’époque des conceptions-du-monde (Weltbild — la pensée s’est trouvée confrontée à la nécessité de dépasser l’abîme du sens dans lequel le monde ravagé par les guerres mondiales était plongé. Dépassement à entendre dynamiquement, à même l’épreuve qu’il suppose pour advenir comme tel : dépasser l’abîme sur lequel le sens lui-même s’avère désormais reposer, n’implique pas de le quitter mais de l’approprier. Faire de l’abîme la possibilité d’autre chose que la fatalité du Wollen anthropologique, à savoir une pure annihilation. Pour aller plus loin, au plus proche : de ce qu’on appellera désormais un souci, dont la palpitation prévient de toute évidence l’emprise du sujet,la volonté de savoir.Il y a eu saut épistémologique.Abstraction et phénoménologie ont accompli, au milieu du XXe siècle, en pleine crise de la modernité et au moment même de l’irruption de la mondialité sur la scène de l’histoire du monde, le saut épistémologique qui a indiqué, par l’appropriation métabolique de la fin de la métaphysique, la possibilité du dépassement de « l’époque des images du monde ». L’une et l’autre ont permis l’émancipation de la pensée vis-à-vis du couple logique sujet-objet, donc de la représentation et du critère mimétique et idéal de la vérité qui la fonde, celui de la conformité entre res et idea. Aussi ont-elles ouvert une possibilité, pour la pensée contemporaine, d’appropriation inaugurale de la finité de la fin, en portant à la manifesteté pensante — à la possibilité figurale : au tableau, à la parole — l’intuition du néant qui, en son « néanter » constitue pour la raison représentative un véritable abîme (Abgrund). Cela a conduit à une double libération, plastique et conceptuelle. La libération de l’œuvre des raisons, esthétiques et formelles, de l’art, ainsi que celle de l’énonciation des raisons, logiques et catégoriales, de la philosophie. Le beau n’est rien d’esthétique, le vrai n’est rien de logique : ce double acquis de la modernité, médité et travaillé au cours de sa crise, a abouti à une distanciation des mises en œuvre considératives de l’être-au-monde vis-à-vis du mode disciplinaire de penser.