L’ANTI-EUROPÉANISME DES AMÉRICAINS

 

Traduit par Christophe Carraud.

DEPUIS la « déchirure atlantique » de 2003 entraînée par la décision américaine de faire la guerre contre l’Irak même sans le soutien de la « vieille Europe », les réflexions sur les motifs de l’anti-américanisme et du peu de fiabilité des Européens se sont multipliées aux États-Unis. Les arguments avancés par les experts d’outre-atlantique révèlent cependant chez les Américains un préjugé anti-européen profondément enraciné. Par bien des côtés, les États-Unis sont un État et une nation de la « grande Europe », qui, pour devenir État et nation, a mis en œuvre « un mécanisme politique européen d’opposition à un ennemi culturel extérieur » (I, 12-13) en identifiant cet ennemi moins à une nation singulière qu’à un « individu imaginaire » nommé Europe. Comme l’historiographie l’a montré, tout le développement de l’histoire de la pensée politique aux États-Unis depuis la réflexion des Pères fondateurs a fait prévaloir l’idée d’une supériorité éthique, politique et civique du Nouveau Monde sur l’Ancien. Mais pas seulement : le « mythe américain », à l’origine, constitue essentiellement « la manifestation d’une théorie de la supériorité de l’Amérique sur l’Europe et le reste du monde » (II, IX).

À l’ère post-bipolaire, ce préjugé anti-européen s’est manifesté avant tout dans la réflexion sur le processus d’intégration du vieux continent. Le soutien que les États-Unis accordaient au fédéralisme européen à l’époque de la Guerre froide était claire-ment dicté par des raisons idéologiques et géostratégiques : l’Amérique, phare de la liberté et de la démocratie, entendait projeter sur l’Europe son propre modèle fédéral, dans la perspective idéale de son extension à l’ensemble du monde libre ; de plus, l’intégration des États de l’Europe occidentale lui paraissait décisive pour renforcer les liens atlantiques et s’opposer ainsi au bloc communiste. Mais depuis les différends avec la France de De Gaulle, et surtout avec l’émergence de l’Europe elle-même comme concurrent économique et politique potentiel à l’échelle mondiale, l’appréciation américaine de la construction fédérale du vieux continent s’est déclinée en un ensemble de formulations polémiques issues aussi bien des républicains conservateurs que des démocrates progressistes.



Althusius vs Bodin.

Dans son essai The United States and the European Union : Models for Their Epochs (2001), Daniel J. Elazar, Juif américain, l’un des spécialistes majeurs du fédéralisme, a proposé une distinction entre deux « modèles fédéraux », l’un américain (le seul authentique à ses yeux), et l’autre européen. D’après lui, le modèle européen ne s’est jamais pleinement émancipé de la tradition étatique moderne dont la première expression théorique se trouve dans les thèses de Jean Bodin sur le caractère absolu de la souverai-neté, et qui s’est cristallisée en Europe puis dans l’ordre international des colonies après le Traité de Westphalie de 1648. Le modèle concurrent — le modèle fédéral — fut élaboré quant à lui par Johannes Althusius, dans le but de définir un type différent d’organisation politique adapté au républicanisme protestant qui, dans cette perspective, aurait dû succéder au catholicisme médiéval. Althusius, selon Elazar, fondait sa théorie politique sur le consensus et l’association (foedus) plus que sur la notion de pouvoir, et s’opposait ainsi diamétralement au paradigme bodinien de l’État guidé par une élite.