VERS ET PROSE

 

COMME les conférences inédites d’Étienne Gilson que nous avons publiées jusque-là, celle-ci est conservée sous forme manuscrite aux Archives de l’University of St. Michael’s College à Toronto. Son titre n’est pas déterminé ; l’auteur lui en avait donné un, mais il se trouve si soigneusement biffé sur le manuscrit qu’il est devenu illisible. Admettons donc celui sous lequel nous le présentons ; non que nous ayons oublié la « querelle de la poésie pure » qui a fait suite, et durablement, à la parution du livre de l’abbé Bremond (La poésie pure, 1926), ni les débats assez intenses où l’on retrouve par exemple les noms de Valéry ou de Du Bos : mais il nous a semblé que les pages de Gilson échappaient à cette période précise, non seulement par la date de leur rédaction — à la fin des années cinquante, sans doute —, mais aussi par leur allure et leur clarté d’un caractère presque intemporel. Le 27 mars 1948, Gilson faisait paraître dans le Figaro un article intitulé « La poésie impure » : avec les pages que nous présentons ici, nous ne sommes guère éloignés de cet esprit.

Nous remercions une nouvelle fois Mme Evelyn Collins, archiviste du St. Michael’s College, de nous avoir autorisés à publier cet inédit.

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Toute reprise du débat sur la poésie pure provoque l’arrivée d’un personnage inévitable. Il sait que tout le monde s’embrouille et détient la formule simple qui résout le problème. Pourquoi, demande-il, parler de « prose » et de « poésie » ? C’est « prose et vers » qu’il faut dire, car il est parfaitement clair qu’on ne saurait opposer la prose à la poésie, mais on sait toujours, à première vue, si une œuvre est écrite en vers ou en prose. Rien n’est plus commun que des vers dénués de poésie et les exemples de prose poétique ne sont pas rares ; ce que l’on ne voit jamais, c’est une prose écrite en vers ou des vers écrits en prose. Qu’on s’en tienne à cette distinction et tout sera dit.

C’est à voir de plus près. Même si l’on s’accorde sur le caractère absolu de cette distinction, la nature de la poésie n’en demeure pas moins mystérieuse. Qu’il y en ait en prose comme en vers ne nous dit aucunement ce qu’elle est, et soutenir, ce que l’on a dès lors le droit de faire, que la poésie pure peut s’exprimer en prose, est loin de faciliter la solution du problème. Remarquons surtout que la distinction du vers et de la prose est moins stricte qu’elle ne semble d’abord. Elle l’est dans le vers classique, dont les deux conditions principales sont d’obéir à un rythme déterminé et de former un tout indépendant de ce qui précède et de ce qui suit. Elle l’est beaucoup moins dans le vers libre, qui cherche dans sa liberté même une source de poésie. On la voit enfin s’effacer, ou presque, dans la prose d’art, où les rythmes et les cadences forment un rôle tel qu’il est parfois malaisé de la distinguer du vers blanc ou du vers libre.

Dans une conférence faite à Boston, Paul Claudel faisait observer qu’il suffit parfois d’écouter une conversation dont on ne saisit pas le sens, pour y entendre sonner des rythmes poétiques. Rien n’est plus vrai, surtout pour une oreille comme celle de Claudel. À travers les siècles, sa remarque rejoignait exactement celle de Bède le Vénérable, poète lui aussi, qui disait à la fin de son traité de métrique latine : « Le rythme paraît semblable aux mètres. Il consiste à assembler des mots dont la modulation ne résulte pas d’une formule métrique, mais du nombre des syllabes au jugement de l’oreille.Tels les poèmes écrits en langue vulgaire.