Pour Isabelle, Gilles et Raphaëlle, — et
pour de grands espoirs.
Pour l’Abbaye, de l’autre côté de la Dranse.
AUX moments de grande peur, c’est l’essentiel qu’on abandonne. Des gestes éperdus sauvent l’inutile, et bientôt l’esprit s’y complaît. La vie se renie, ne sachant plus vivre ; une survie, plutôt, accrochée à des objets aveugles. La part rassurante est celle qui défigure — et le temps fatigué verse à ses pensionnaires une vague ration qu’ils prennent pour le plus haut degré du réel. On guette l’allocation. On troque quelques rentes, on monte un décor ; et derrière, on craint qu’il n’y ait rien.
La peur, en France, s’est installée. On aimerait croire que beaucoup ont intérêt à l’y maintenir ; mais, sous les faux-semblants, ils sont aussi désorientés que les autres (seulement ils sont sensiblement plus riches, ce qui leur permet d’attendre. Quoi ? Ils l’ignorent. L’injustice sans inquiétude, probablement. Il y a des remords qui rôdent.) On forme des cohortes d’esclaves compétents et dévoués. Tout se construit absolument : dévoués à quoi, nul ne saurait le dire. Mais enfin, en rangs serrés, ils luttent : pour la reprise. Où faut-il reprendre ?
Les « trente glorieuses » signalèrent, sans vraiment le savoir, la déroute de l’esprit. (L’idée de peuple disparut : une éminente grandeur y était attachée.) Trop d’urgence, sans doute. La pensée s’égara dans l’électro-ménager. Ce qui suivit ne s’éleva guère plus haut. Une timide braderie de printemps ; les crieurs d’alors, qui ont bien mérité de l’idéologie, soldent leur attaché-case pour une retraite dorée. Au sommet, le bien-être, de plus en plus discret, sans la promiscuité et les relents de l’accordéon. Ce fut aussi le feutrage politique (nous y sommes), l’indigence de la parole ; la peur des corps, du sang, de la vie.
L’un des effets de la peur, c’est que toute commu-nauté soit bannie. Son idée même devient une étrangère. On suspecte en elle une sorte de gratuité trop éloignée du fantôme d’action où s’exerce une nécessité pressante. Pour toute société : des lotissements de chiens de faïence.
Dans l’angoisse et le besoin, bien des extrêmes se tou-chent. Le volontarisme de droite, comme le syndicalisme rouillé, relief embué d’une gauche amputée d’idéal, se mettent à ressembler à la mécanique hagarde des procé-dures. Devant l’énigme — devant l’idole — ils se serrent une main tremblante. Puis scrutent la route qui poudroie et se confond avec le désert. L’un d’eux élève la voix, se rappelle la vindicte des aînés, le matin, au petit blanc sec. Mais il n’a pas compris : les derricks sont ensablés. Pardon.