LE DERNIER TRADUCTEUR

 

DE l’autre côté du fleuve s’élève la paroi d’ombre. Elle a toujours existé. Elle était là avant même la fondation de la ville. Nos pères l’ont trouvée là à leur arrivée, et se demandèrent avec inquiétude si l’on ne courait pas un danger insensé en cherchant refuge dans un tel endroit. Mais le peuple était fatigué, il refusait de revenir sur ses pas. Nos ennemis nous harcelaient. Il fallait lever des terre-pleins et creuser des fossés pour soutenir une attaque probable. Il fallait s’arrêter. La route avait été trop longue. Si nous ne pouvions pas continuer d’avancer parce que la paroi d’ombre s’élevait comme une barrière apparemment infranchissable devant nous et mettait fin à notre fuite, nous ferions une halte, et nous chercherions à gagner du temps pour décider calmement de la marche à suivre. Nous avions du moins un avantage : l’ennemi ne pourrait pas nous attaquer du côté de la paroi. Nous aurions à défendre un seul front à découvert, et d’un point de vue stratégique, c’était une situation parfaite. Certes, avec le temps, nous aurions à comprendre que la paroi recélait de grands dangers ; mais pour le moment, traqués comme nous l’étions par nos poursuivants, nous ne pouvions nous permettre de perdre une occasion évidemment avantageuse. Aussi nos pères décidèrent-ils de s’arrêter et d’établir un camp provisoire. Une fois que le peuple aurait repris courage et que le danger serait passé, on délibèrerait sur la conduite à tenir.

Entre la paroi et nous coulait un fleuve d’une eau glacée et poissonneuse qui descendait des glaciers ; les montagnes nous entouraient à perte de vue. Nous étions parvenus au dernier contrefort habitable avant les neiges éternelles. Ce n’étaient ensuite que glace et rocher — le froid virginal et stérile des cimes. Nous étions déjà très haut. Nos ennemis ne monteraient sans doute pas jusque-là.

Jamais ils ne vinrent. Peut-être nous avaient-ils oubliés. Nous n’étions pas pour eux une proie suffisamment attirante pour qu’ils affrontent la fatigue de la dernière montée, harassante, que nous avions dû faire. Nos pères avaient vu juste. Nous avions pris un chemin de salut. Nous étions enfin en sécurité.

L’inquiétude que la paroi avait suscitée au début parmi nous s’apaisa peu à peu. Cette muraille obscure, si impénétrable, si inexplicable fût-elle, n’était pas hostile. Elle ne paraissait pas menaçante. Il était inutile d’avoir peur. Restait le fait que c’était quelque chose de jamais vu, dont on ne connaissait rien, qu’on n’avait jamais imaginé. Un mur de mystère. Il n’est pas facile de passer ses jours à l’ombre d’une énigme aussi radicale. Mais nous apprîmes à le faire.

Au début, nous étions si accaparés par les nécessités quotidiennes de simple survie que nous laissâmes le fleuve s’écouler calmement en nous séparant de cette présence indéchiffrable. Mais ensuite, quand il a fallu choisir entre le départ ou l’installation définitive dans notre nouveau refuge, nous dûmes nous interroger intensément sur la paroi et sur ce que signifierait pour nous de vivre avec son inquiétante proximité. Nous envoyâmes un détachement de guerriers explorer la rive du fleuve, en amont et en aval, pour découvrir si la paroi s’interrompait et si l’on pouvait la contourner. Mais ils revinrent en disant qu’en amont et en aval, la paroi d’ombre butait sur des murailles inaccessibles : elle s’enfonçait dans des contreforts rocheux impossibles à atteindre. La contourner par le bas était impensable. Et par le haut, elle s’élevait au-dessus des nuages, jusqu’au sommet des pics les plus vertigineux. Il n’y avait rien à faire : on ne pouvait découvrir ce qui était derrière la paroi en la contournant.

Si l’on voulait y comprendre quelque chose, il fallaitchercher à la pénétrer. À y entrer. S’avancèrent alors deux jeunes guerriers qui ne voulaient pas céder à la terreur irrationnelle et incontrôlable que l’idée d’entrer dans la paroi suscitait parmi le peuple. Ils franchirent le fleuve à gué sur leurs chevaux et s’aventurèrent à l’intérieur de la paroi. Ils revinrent après trente jours et trente nuit d’expédition infructueuse : ils avaient cheminé dans l’ombre, sans rien voir, entendre ni toucher que l’ombre. La paroi ne protégeait rien d’autre qu’elle-même. Elle marquait certainement l’extrême limite de la terre : la porte donnant sur la fin du monde. Il n’y avait rien après elle. Elle-même n’était qu’une porte qui ne donnait sur rien, qui ne s’ouvrait sur rien, qui fermait, donc, dans l’acte même d’ouvrir. Inutile de la franchir. Inutile de s’en préoccuper, de s’interroger sur elle. Elle n’apportait aucun bien, elle n’apportait aucun mal.

Rassérénés par les fortes paroles de ces hommes courageux, nos pères décidèrent de rester. Le camp devint une ville, toujours plus grande et plus puissante avec le temps. Car nous découvrîmes que le fleuve aux eaux glacées et impétueuses regorgeait de poudre d’or. Nous nous mîmes à tamiser les fonds protégés par les eaux cristallines et à accumuler d’énormes quantités de cette poudre lumineuse et précieuse qui semblait ne pas devoir tarir. Nos envoyés se rendaient dans la vallée chargés de l’inestimable fardeau. Ils revenaient les mains pleines de marchandises en tout genre, pour tous les besoins, pour tous les goûts. Nous aussi, nous avions fini par atteindre l’âge d’or.

Mais plus le temps passait, plus nous nous rendions compte que nous ne pouvions pas nous contenter d’ignorer la paroi d’ombre. Impénétrable, immobile, muette, c’était pourtant comme si elle nous adressait un appel incessant. Comme si elle exigeait notre attention, nous demandait de l’écouter. Il y avait quelque chose que nousressentions, dans la crainte et la perplexité. Était-ce un appel ? une demande ? une prière ? un défi ? Il était difficile de dire ce que c’était, mais on ne pouvait nier qu’il y eût quelque chose.

Et puis, c’était évident, chacun de nous éprouvait une attirance croissante pour l’obscur message que la paroi semblait nous adresser : c’était un vieillard resté seul, fatigué du bruit des places et des discussions au Conseil des pères ; ou un adolescent différent des autres, qui n’aimait pas perdre des journées entières à chasser au faucon ni à s’entraîner à la lutte, un adolescent au corps délicat et aux yeux fiévreux ; ou encore une jeune fille solitaire, qui s’étiolait entre ses quatre murs et sortait de chez elle pour se promener durant des heures le long du fleuve où coulait l’or, sans se lasser de contempler la ténébreuse paroi d’ombre.

La majorité d’entre nous aurait voulu croire — et cherchait à s’en convaincre — que l’abandon croissant, chez certains, à l’obscur appel de la paroi n’était que la forme de faiblesse qu’ont les cœurs fragiles, les esprits vagabonds, incapables de s’en tenir au quotidien. Mais il se produisit quelque chose d’extraordinaire, d’absolument inattendu, qui remplit le peuple d’étonnement et d’admiration : ces êtres vulnérables et taciturnes sortirent de la solitude de leur contemplation pour prononcer des paroles neuves et surprenantes, qui ouvraient dans notre vie des horizons bouleversants de beauté et de révélation. Ils déclaraient entendre des voix là où les autres ne percevaient que le silence, voir des formes là où ne se montraient aux autres que des ombres indistinctes et indéfinissables. Ce qui était pour les autres silence et ténèbres impénétrables étaient pour eux des présences expressives d’une intensité extraordinaire. Rien de comparable aux bruits sourds et monotones du monde, aux formes opaques et incolores auxquels nous sommes condamnés dans notre vie de tous les jours.

C’est ainsi que les interprètes mélancoliques de la paroi d’ombre commencèrent à traduire pour le peuple les voix que les autres n’entendaient pas, les formes que les autres ne voyaient pas. Ils commencèrent à raconter des histoires, à façonner des figures, à représenter des terres qu’on n’avait jamais vues, à former des harmonies mystérieuses. Ils nous donnèrent des miroirs où nous réfléchir, des vérités où nous reconnaître, des beautés où nous révéler ; ils nous offrirent des sentiers où marcher vers nous-mêmes, des passages d’où sortir de nous-mêmes. La porte qui donnait sur la fin du monde et que nos explorateurs avaient un jour franchie en vain, jugeant qu’elle ouvrait sur le vide, se révélait ainsi, par la médiation des traducteurs, comme une fenêtre sur d’autres mondes, sur des présences infinies, des sources de lumière éblouissantes.

Plein de gratitude, le peuple honora ses bienfaiteurs en élevant les traducteurs aux plus hautes distinctions, en les mettant au premier rang des citoyens, en se soumettant humblement à l’écoute de leur message.

Mais cela se passait il y a longtemps. Les choses depuis ont changé. Non seulement l’or ne s’est pas épuisé, mais il s’est accru. En remontant le cours du fleuve à la recherche de nouvelle poudre d’or, les hommes de chez nous ont trouvé une mine d’accès facile, qui semble inépuisable. Notre richesse est incalculable. Les marchandises affluent dans notre ville avec la légèreté et la prodigalité d’une pluie de printemps. Nous sommes tellement pleins de tout ce que nous voulons, que nous ne nous donnons plus la peine de désirer, d’attendre, de chercher. Nous n’avons plus la patience de dialoguer avec la paroi d’ombre.

La race mélancolique des traducteurs s’éteint peu à peu : nos jeunes gens sont de moins en moins nombreux à vouloir se mettre à l’écoute des voix qui viennent de la paroi au-delà du fleuve, à accepter de passer de longues heures solitaires à contempler l’obscurité sans un mot et à écouter le silence dont elle se revêt pour parler. Pourquoi se détourner des jeux de l’amour, des joyeuses compagnies, du divertissement de la lutte et de la chasse, de l’ivresse des fêtes ? L’amer et difficile effort de la traduction ne leur convient plus. Quand on a tant de choses, pourquoi y renoncer au nom de ce qui n’apparaît pas ?

Les quelques traducteurs qui sont restés ne jouissent plus du prestige et du respect dont on entourait autrefois leurs pairs. On les considère comme des présences nécessaires à notre cité — au fond, la réputation dont elle peut se prévaloir auprès des autres peuples leur est due, à eux aussi ; les traducteurs font partie intégrante de notre passé —, à condition qu’ils n’empiètent pas sur l’espace vital et qu’ils restent en marge. Notre présent se joue sur l’or, et non sur l’ombre, répètent nos chefs (ils ont abandonné le nom de pères), et la grande majorité du peuple est intimement convaincue de la vérité intrinsèque de cet enseignement. On laisse les traducteurs tranquilles, pourvu qu’ils laissent leurs concitoyens en paix, qu’ils ne prétendent pas se faire entendre si les autres ne sont pas disposés à les écouter, et qu’ils n’affirment pas que les voix dont ils se font les interprètes ont de l’importance pour la vie de la cité. Au fond — c’est l’opinion prévalant dans le peuple — ces traducteurs ne sont que de faibles échos de quelque chose qui n’a pas la force de se faire entendre à soi seul : deux faiblesses face à face qui superposent et unissent leurs limitations insurmontables. Il n’y a vraiment pas de quoi leur accorder trop d’importance.

Il est indéniable que le peu de confiance du peuple à l’égard des traducteurs les a eux-mêmes affectés : ils sont assaillis de doutes sur la paroi et sur eux-mêmes. Si personne ou simplement une poignée de malheureux comme vous ne croit en ce que vous faites, vous finissez pas douter vous aussi, par vous demander si tout cela n’est pas une illusion, ou, pire, une mystification montée contre vous, un piège tendu par l’ennemi insidieux qu’est chacun pour soi-même. Et si les voix n’étaient qu’une invention de notre imagination malade incapable de créer une réalité ? C’est la question qui nous obsède, nous enlève nos forces, nous glace le cœur. Car nous, les traducteurs, nous avons cette foi que ce dont nous rendons compte au monde à travers nos textes, nos œuvres, ne vient pas de nous, n’est pas la manifestation de notre « moi » insignifiant, mais l’expression d’une réalité plus profonde que celle qui mure notre quotidienneté entre des parois d’une opacité impénétrable. Que c’est ce qui va au-delà de la surface, de la cage du monde, qui vient à la lumière à travers nous. Et dont nous nous contentions d’être les instruments respectueux et dociles.

Le traducteur est doux. Il est humble. Il est silencieux. Il se fait petit devant la voix et la forme qu’il sert. Il ne demande rien pour lui, seulement qu’on écoute ce à quoi il prête sa voix. Celui qui se met au premier plan et parle bruyamment n’est pas un vrai traducteur, mais un imposteur, un homme du monde qui se fait passer pour un serviteur de la paroi, alors qu’il n’a rien à voir avec elle.

Mais que se passe-t-il si une telle abnégation, un tel renoncement à soi se heurte à la réalité de la dimension à laquelle le moi est sacrifié ? Que reste-t-il, si tout n’a été qu’un mirage ?

Je suis l’un des derniers traducteurs. J’ai cru de toutes mes forces à la lumière aveuglante qui nous vient des ténèbres, à la voix puissante qui nous appelle du silence. Cette foi granitique en moi fut aussi le secret de ma grandeur de traducteur — le plus fin, le plus profond, le plus parfait de tous. Le plus silencieux. Celui qui a su effacer avec la plus grande cohérence, la fidélité la plus tenace sa propre voix pour laisser de l’espace en lui à la parole que la paroi nous adresse.

Dès ma prime jeunesse, j’ai passé mes journées à écouter dans la soumission et la patience, plein de reconnaissance pour le travail que je pouvais mettre au service des présences secrètes de l’ombre ; sans moi, sous la forme de mon renoncement à moi-même, elles n’auraient pas trouvé d’accès au monde, elles n’auraient pu traverser le fleuve qui les sépare de la cité des hommes. J’ai aimé ces voix dont je prenais soin, que je tenais entre les mains de mon esprit pour les livrer aux destinataires qu’elles cherchaient. Pour elles je me faisais pont, messager, passage. J’ai tremblé d’émotion à chaque première rencontre avec l’une d’elles, quand, de l’obscurité de l’ombre, une nouvelle présence commençait de prendre forme, une voix de résonner, dont je me faisais le traducteur pour les hommes. Quand elle émergeait enfin devant moi, claire et limpide, j’ouvrais les bras pour l’accueillir avec la même joie de possession et de victoire que mes compagnons de jeunesse quand ils caressaient le corps frémissant de vie d’un poisson pêché à l’instant dans les eaux du fleuve. Mais je ne livrais pas ma voix à la mort comme le pêcheur sa proie. Je la menais à l’endroit auquel elle était destinée. Je l’arrachais à l’obscurité. N’était-ce pas une façon de la sauver ? Le traducteur n’est-il pas celui qui rachète l’ombre à sa condamnation ? Humble serviteur de l’ombre, n’étais-je pas aussi son sauveur ? Avec une émotion contenue, solitaire, je me disais que la loyauté dont je faisais preuve à l’égard des hommes en leur transmettant les voix qu’ils ne savaient écouter, était plus originellement encore une loyauté envers l’expression qui aspire à être entendue, la forme qui aspire à être vue. Dans la solitude de ma contemplation discrète et réservée, j’étais heureux, satisfait d’une fécondité qui nourrissait mon âme en la dépouillant pour y laisser place aux présences de l’ombre, perdant ma voix pour la donner à ce qui sans moi ne serait pas sorti du silence.

Mais ensuite, jour après jour, quelque chose peu à peu s’est brisé, ma foi s’est fissurée, j’ai commencé à douter. Aujourd’hui je regarde autour de moi en me demandant si le peuple n’a pas raison de se détourner avec indifférence de la paroi et de ses secrets, de la liquider comme une présence inutile du rien. Si réellement, comme certains le pensaient, la paroi ne renfermait aucun mystère, mais seulement le rien dont elle est la présence, tout notre travail ne serait qu’une imposture, une invention superflue qui ne renverrait qu’à soi-même. Nous ne serions pas des traducteurs, mais des ventriloques déployant leur voix pour un autre que soi, qui ne serait en réalité que le double déformé d’eux-mêmes. Un phantasme de notre cœur malade, de notre esprit tourmenté — la part narcissique de notre mélancolie.

Ces voix qui m’obsèdent comme un autre que moi et que je cherche à transmettre aux autres parce qu’eux aussi peuvent recueillir la beauté qui est en eux, ne seraient donc qu’un autre moi-même qui ne se laisse pas reconnaître, qui se perd à ses propres yeux en se manifestant, en s’abusant lui-même ? S’il en était ainsi, comment donner tort à mes concitoyens qui se détournent de nous, nous relèguent dans l’insignifiance et la marginalité ? Rien de ce que nous faisons ne serait authentique et véritable, et donc digne d’écoute et de respect.

Sans doute, quelqu’un de différent de moi se rengorgerait à l’idée de pouvoir se considérer comme la source, l’auteur de cette beauté dont il se croyait le serviteur silencieux. Mais j’ai été éduqué à l’humilité de la soumission, à l’angoisse de la recherche de quelque chose qui viendrait d’au-delà de l’obscurité, à l’ombre de laquelle nous sommes nés, nous vivons et nous mourons. Découvrir que cette nuit n’était que la surface aveugle où se reflétait notre image déformée et d’une immanence sans remède, ce serait insupportable pour ma soif douloureuse de transcendance. Je sais que parvenir à une telle certitude me tuerait. Mais je ne peux m’empêcher de passer tout mon temps à vouloir découvrir ce qu’il en est vraiment. Et à me torturer en ne cessant de me dire que cette question est vaine, parce jamais je ne parviendrai à obtenir de réponse.

Me heurtant jusqu’à l’angoisse à cette difficulté insoluble qui sourd de mes doutes et les fait naître, ma capacité d’écoute et de vision se met à perdre de sa force. Je deviens chaque jour plus sourd et plus aveugle. Ces voix auxquelles je ne sais plus croire m’abandonnent, comme si elles prenaient mes doutes pour un refus et me tournaient dédaigneusement le dos. Fatigué et humilié, je continue à marcher sans paix sur la rive du fleuve en contemplant la paroi, toujours plus obscure et impénétrable, toujours plus lointaine, comme si le fleuve était à présent un mur qui me séparait d’elle, et qu’incapable de le franchir, je fusse condamné pour toujours à rester sur la rive que je ne reconnais pas comme mienne et à quoi je sens que je n’appartiens pas.

Car je ne pourrai jamais me faire à la vie de mes concitoyens. J’appartiens à l’espèce mélancolique des traducteurs et je ne peux renaître différent de ce que je suis. Qu’adviendra-t-il de moi, si la paroi qui pour moi fut une porte de beauté sans fin se ferme à présent et se dérobe à mon écoute parce que je ne sais plus dialoguer avec elle ? Si se ferme devant moi ce qui jusque-là était un accès à quelque chose qu’on ne peut comparer à rien dans la réalité qui m’entoure ?

Je sais que je ne pourrai pas continuer longtemps ainsi. Je devrai faire quelque chose.

En réalité je sais déjà quoi. J’ai pris ma résolution depuis longtemps et j’attends seulement un moment d’énergie, un sursaut du cœur qui me donne la détermination nécessaire à accomplir ce que j’ai en tête.

Il y a une dernière voix à laquelle je me suis agrippé, dans le désespoir de mon état présent. Une voix infime, faible mais transparente, d’une beauté simple. J’ai laissé de côté toutes les autres, trop fatigué, trop éprouvé pour pouvoir m’engager dans une entreprise désormais au-dessus de mes forces. Je ne suivrai que cette voix infime, la dernière. Je me concentre sur elle sans essayer de la traduire. Donner aux autres ce dont ils se moquent et dont je ne sais même pas moi-même ce que c’est ne m’intéresse plus. Et chercher à comprendre ce que c’est ne m’intéresse plus. Ce que je veux, c’est ne pas laisser se perdre ce dernier signe ; maintenir un lien avec ce que j’aime, et peu importe de quoi il s’agit.

Cette voix, je l’ai décidé, je ne la laisserai pas s’enfuir.

Je me lancerai à sa poursuite dans la paroi d’ombre. Quelle que soit l’issue de ma quête, je ne reviendrai pas en arrière.

Je ne me laisserai plus séparer de la voix si je la retrouve. Mais si elle aussi disparaît définitivement, engloutie dans le silence de l’ombre infinie, si elle m’est refusée pour toujours, mieux vaudra pour moi, de toute façon, me perdre dans l’obscurité protégée par la paroi que revenir dans le monde sourd et aveugle à la voix et à la forme du rien.

Teresa BARTOLOMEI.

(Traduit de l’italien par Christophe Carraud)

 

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