PORTRAIT DE MARÍA ZAMBRANO

 

 

C’ÉTAIENT LES LOINTAINES ANNÉES 1950 et María Zam-brano, l’élève hétérodoxe d’Ortega y Gasset, cherchait à refaire sa vie dans la chaleur humide des Tropiques1. Elle venait de l’air sec et froid de la meseta espagnole, de Madrid, mais à Cuba, les cadres et les identités se défaisaient en elle sous le climat épuisant de l’été tropical ; elle apprenait à donner plus de souplesse aux normes identitaires et à conce-voir la vie comme multiple, insaisissable et en perpétuelle méta-morphose. Si elle regardait en arrière, vers cette Europe dont le salut avait mis l’Espagne à feu et à sang, elle distinguait claire-ment à présent le piège où le vieux continent était tombé : avoir cédé aux séduisantes et torpides fadeurs d’un monde fait de choses égales à elles-mêmes, distribuées en familles, espèces et genres à travers lesquels les actions humaines pouvaient se tra-cer un chemin assuré, sans s’apercevoir que les choses et les êtres repliés sur eux-mêmes — les êtres pour dominer sur les choses, « comme des esclaves auxquels il n’est permis de se montrer que sous un seul aspect » —, ne révélaient pas seulement la volonté si ancrée chez les hommes de régner sur le monde, mais celle de mettre un terme au temps des métamor-phoses. Elle l’écrivait dans un article pour le vingt-cinquième numéro de la revue Orígenes, où elle rendait compte de l’étude de Lydia Cabrera, anthropologue et élève de Fernando Ortiz, sur les fables mythologiques de la culture afro-cubaine. Mais dès l’enfance elle avait fait l’expérience singulière des muta-tions du point de vue, des changements de perspective, quand Blas Zambrano, son père, la soulevait du sol pour la prendre sur ses épaules : voilà que le monde changeait. Regarder du haut, de dessus modifiait les choses, et ce devoir qu’il y avait à « prê-ter attention à ce qui change, à voir le changement et à voir à proportion de son déplacement, [était] le commencement du regard véritable, du regard qui est vie ». Ce sont les mots de l’autobiographie qu’elle écrivit à la troisième personne, en 1949, sur ses vingt premières années, et qui ne sera publiée qu’en 1989.