GRILLE D’OMBRES

 

PÉNÉTRER dans un paysage, avancer en déplaçant autour de soi – à chaque pas, sous la course des nuages – les arbres, les lisières, épouser courbes et vallons en se frayant des pas-sages, rebrousser chemin : à tout moment, de nouvelles équations se forment sous nos yeux, des croisées s’offrent où choisir équivaut à renverser la proposition, à accroître, à l’infini, les points de vue, les possibles. Nous nous croyons stables, faits d’une seule pièce, dirigés par une seule idée. C’est tout l’inverse. Le divers nous constitue, nous nous éparpillons. Nous pensons conduire la marche, mais, en vérité, nous sommes ballottés de gauche et de droite,conduits par l’immense réservoir de solutions offertes.Toute promenade est ainsi comme une fantastique partie de carambole où, pour peu qu’on y songe, nous sommes soumis à un bombarde-ment de sensations diverses. Voilà pourquoi aussi, nous pouvons, sans craindre l’ennui, la refaire souvent : à chaque reprise, elle apparaîtra nouvelle et nous n’aurons jamais épuisé sa diversité. Car d’une fois à l’autre, nous aussi nous aurons changé, nos disposi-tions intérieures ne seront plus les mêmes, celles de nos compa-gnons, l’heure du jour, la saison, la lumière auront pris un autre aspect. Admettre que nos sens sont ainsi, à tous les instants, stimu-lés de toutes parts et de mille façons diverses, c’est reconnaître que nous sommes indissociablement cousus à l’univers, que la moindre feuille, les plus infimes nuances de la lumière, le murmure des eaux, voire le battement de nos artères et les menus déplacements au secret du vivant, l’étoile lointaine et toute forme naturelle, invi-sible, muette, construite ou seulement imaginée, trament inlassa-blement notre existence. Sans le savoir de manière sûre, nous sommes écrits : avant même que l’on en ait pris conscience, un texte se tisse et se déroule en nous, fait tourner sa navette tout autour, développant et défaisant sans cesse sa maille.

Tant que l’on baigne dans le liquide amniotique de la sensa-tion, toute notion de temps et d’espace demeure absente. L’uni-vers perceptible flotte indifférencié, sans direction, sans noms, délié. En dépit de cet état d’indétermination — et presque à pro-portion inverse, dirait-on —, son activité est intense : tout y surgit simultanément, tout y est transparent et semble présent, partout et au même moment. Les cinq sens sont de ce fait soumis au feu nourri des phénomènes. On pare au plus pressé, on progresse à l’aveugle, car les repères sont inefficaces dans cette soupe primor-diale où règnent sans partage incandescence et éblouissement. Tant que dure cet état, aucune hiérarchie n’oblige à des choix. Cependant, la conscience reprend vite ses droits. Répondant à l’étonnement dont elle est la proie, elle organise la perception. Aussitôt,elle invente des catégories,pose des limites.Tout langage naît de cette restriction. À peine est-on revenu du choc de la sen-sation pure que le verbe s’y substitue : voulant témoigner de son expérience, pris du besoin de décrire, de préciser, de se souvenir, l’homme invente alors des alphabets. La première lettre oblige la seconde, puis compose le mot, la phrase, la période, l’idée. Sous l’effet de ces subdivisions successives, le chaos s’organise en de vastes ensembles, puis en groupes, de plus en plus restreints, de mieux en mieux structurés. Chaque tribu prend un nom, puis le pouvoir. Sur l’échiquier de la pensée, la première position en sus-cite d’autres, les avancées font naître des questions, toute une stratégie se développe. Nous étions nus, sans défense — protégés en quelque sorte par cette ignorance —, nous sommes désormais cousus à l’univers, exposés, revêtus de nos seuls habits : nous sommes entrés dans le monde de la réflexion et du discontinu.

 

 
  • mai 2009
    • LA CORRESPONDANCE IMPARFAITE Ian Jackson

        Traduit de l’anglais par Christophe Carraud.   IL y a quelque temps, nous recevions de Ian Jackson, libraire anti-quaire à Berkeley, un signe très heureux, sous la forme de trois volumes de grand goût, où se trouvaient reliées des feuilles de papier à lettres portant son en-tête : sur ces feuilles, au bas de chaque page, une citation, souvent annotée et commentée au verso. Manière d’anthologie personnelle, en somme, d’auteurs les plus divers réunis par un souci particulier de leur lecteur : rassembler sur son propre papier à lettres toutes les excuses qu’ils ont pu alléguer aux manquements ou aux...

      Lire la suite : LA CORRESPONDANCE...

    • RAVEL ET MALLARMÉ : POÉSIE ET MUSIQUE Michael Edwards

         1. QUE peut-on apprendre sur la poésie et sur la musique en écoutant trois poèmes de Mallarmé : « Soupir », « Placet futile » et « Surgi de la croupe et du bond », et les Trois poèmes de Stéphane Mallarméde Ravel ? Nous savons qu’il impor-tait à Mallarmé de décider ce qu’est la poésie, quel rôle elle joue dans l’économie de l’être, ou du Néant, et qu’il cherchait sans cesse les moyens linguistiques et prosodiques de développer et de changer son possible. Ravel travaillait constamment les procédés de son art, en s’efforçant de trouver toujours du nouveau ; il criti-qua Massenet, par...

      Lire la suite : RAVEL ET MALLARMÉ :...

    • Haï-ku par-dessus tête Ulrike Kasper

      JEAN-LUC EVARD - ULRIKE KASPER     ange assoupi des immunitésd’eden d’eden laverge avide de néant     l’aber qui craque du seloù fouge l’essaimsuinte d’un miel d’oubli     pacage naseaux, mufles embués d’aube ausoleil encorné :lors mieux mugi mon haï ku     ormeau vent debout tu rebrousseschemin — tout trousséd’étincelles hérissons     falaise l’âcre jusant se retroussefoudre éperduede son gai désastre étreint     l’ongle d’ambre de mon chatclive de rougetoute lente peluche     cailles outre soi aspirées delàpar tire d’ailesbrefs brasiers brûlant rien     mufliers salut ferveur gueulée mauvede nos loups traquéspar le nom de leur...

      Lire la suite : Haï-ku par-dessus tête

    • KEATS, OU L’ART DE VIVRE AU PRÉSENT Thibaud Zuppinger

        DANS les Odes de Keats, la lenteur est magnifiée, elle incarne le mouvement par excellence. Elle est le moyen d’accès à la dimension proprement poétique du monde. Rien, pas même la richesse signifiante dont elle se charge sans cesse, ne sau-rait la figer. Mais l’expérience qu’elle appelle invite non pas à se pro-jeter dans l’attente du futur, ni à évoluer dans un instant sans épais-seur psychique, ballotté de sollicitations en sollicitations, mais à vivre authentiquement dans l’épaisseur du présent avec tout ce cela peut comporter de danger, de perdition — et de richesses inouïes. Deux conditions sont...

      Lire la suite : KEATS, OU L’ART DE...

    • LETTRE DE LA POSTÉRITÉ À PÉTRARQUE Nicholas Mann

        Seuls les fantômes luttent avec les morts. (Pétrarque, qui cite Pline, qui cite Plancus.)   TU ne seras pas étonné d’avoir eu raison de dire, dans ta lettre à la postérité (tu l’avais rédigée dans les années 1350, puis reprise à la fin de ta vie) : « Vous aurez peut-être entendu parler de moi, quoiqu’il soit douteux qu’un nom aussi mince et obscur traverse le temps et l’espace. Et vous voudriez sans doute savoir quel homme je fus, et quel a été le sort de mes ouvrages, de ceux surtout dont vous aurez entendu parler, ou dont le nom, du moins, vous sera parvenu. » Mais cette feinte modestie ne...

      Lire la suite : LETTRE DE LA POSTÉRITÉ...

    • LA NYMPHE ET LE MÉROU Pierre-Alain Tâche

        (Journal d’un atelier d’écriture.)   11 mai 2007. Vous arrivez ; mais, quand vous arrivez, le village est à peine plus que le nom qu’il portait sur la carte, l’instant d’avant. Il pro-pose un décor qui n’a pas d’épaisseur. Vous l’épiez et il le vous rend bien, causant l’inconfort (ou même le léger désarroi) que produit le sentiment d’être observé — mais on ne sait par qui. Vous vous souviendrez bientôt d’autres commencements de même farine ; et qu’il fallut qu’il en soit ainsi pour que le déchif-frement soit possible et que le verbe advienne. Mais, ce jour-là, la route tourne encore dans la tête et...

      Lire la suite : LA NYMPHE ET LE MÉROU

    • TOMBEAU DE ROBERT LE PETIT Pierre-Alain Tâche

        IL faut, à Brumath, en Alsace, aller dans la cour de l’Hôtel de Paris — qui vaut bien le vin d’une messe.   Ô vous n’y verrez rien, de prime abord, qui justifie le détour, sinon les suaves bonbons d’une pâle glycine ornant, l’espace mauve d’un avril, l’unique pied de vigne en espalier, dont les grappes seront, à la vendange, hors de portée et comme au firmament, où rit, sous un soleil d’après déluge, un patriarche aux traits convenus d’étiquette — et ce n’est, pour l’instant, qu’un haut dais de bois sec, où bourgeonnent des pleurs à venirdans l’air acide du petit matin.   Mais cessons là, car,...

      Lire la suite : TOMBEAU DE ROBERT LE...

    • GRILLE D’OMBRES Florian Rodari

        PÉNÉTRER dans un paysage, avancer en déplaçant autour de soi – à chaque pas, sous la course des nuages – les arbres, les lisières, épouser courbes et vallons en se frayant des pas-sages, rebrousser chemin : à tout moment, de nouvelles équations se forment sous nos yeux, des croisées s’offrent où choisir équivaut à renverser la proposition, à accroître, à l’infini, les points de vue, les possibles. Nous nous croyons stables, faits d’une seule pièce, dirigés par une seule idée. C’est tout l’inverse. Le divers nous constitue, nous nous éparpillons. Nous pensons conduire la marche, mais, en...

      Lire la suite : GRILLE D’OMBRES

    • VILLES ET PAYSAGES Nicolas Poignon

                                 

      Lire la suite : VILLES ET PAYSAGES

    • LYRISME ET DISSONANCE (II) François Debluë

        LE PLUS DIFFICILE, ce sera toujours d’atteindre à la simplicité (Mozart, Schubert, Nerval…). Les contorsions et les acrobaties ne sont que tristes cache-misère. * La plus haute simplicité est déconcertante, désar-mante. Elle nous dépouille de toute arme, à commencer par celles de l’analyse. Nous voici en présence de la beauté — d’une beauté qui s’offre à nous, nous rend à nous-mêmes, en même temps qu’elle nous dépasse. * Donner un cours académique sur la poésie devant un public académique, c’est parler d’oxygène dans un local mal aéré. * Mozart, Les Noces de Figaro. Le personnage de...

      Lire la suite : LYRISME ET DISSONANCE...