LE SAVOIR D’EXPÉRIENCE



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María Zambrano à son arrivée à l’aéroport de
Barajas à Madrid, le 20 novembre 1984, après
quarante-quatre ans d’exil.

 

CE qu’il y a de grave dans le savoir d’expérience, c’est que, s’il est authentique, il n’arrive qu’après coup, ne sert à rien et s’avère intransférable1. En voyant la pureté des grappes de raisins, j’ai vu le poli, la transparence, la perfection que devrait avoir le savoir d’expérience, qui n’apparaît que rarement et qui, lorsqu’il apparaît, ne sert peut-être que des siècles après, ainsi que le fait la terre pour donner, avec l’expérience et la culture, cette perfection des grappes.

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L’homme est l’être en lequel l’être et la réalité ne coïncident pas. Et s’ils ne coïncident ni devant lui ni pour lui, c’est parce qu’ils ne coïncident pas en lui, parce que lui-même ne se donne pas à l’être et à la réalité simultanément, dans le même temps, si ce n’est en de très rares moments, extraordinaires, créateurs, et d’un inachè-vement fécond, cela oui. En tant que réalité, l’homme, au même titre que tout être vivant, a besoin de s’alimenter, comme lui est donné cet être auquel il ne peut renoncer lui est donné, imposé, le fait de s’alimenter, autrement dit de se donner, se donner quand il n’est pas encore. Comment donc réussir à devenir un être humain si, de ce savoir d’expérience, on ne parvient pas à transmettre à quelqu’un l’expérience, à la laisser à quelqu’un ? Il n’est pas nécessaire d’être père ni maître, ni disciple ni fils, pour désirer laisser ainsi quelque chose derrière soi, comme l’expression concentrée, comme une boisson extraite de sa propre vie, de cela qui nous a été donné comme une obligation sacrée à révérer et à aimer, cela qui nous a mis en mouvement, pour quoi nous nous mettons en mouvement. Comment peut-on réduire ce désir, ce désir et cette obligation à la fois d’être et de réalité sans diminuer ne serait-ce qu’un peu la dis-tance entre ces deux visages ou ces deux aspects de la vie d’une seule créature quand on sait ? Et si l’on ne savait pas, que serait-on ? On deviendrait un être humain à proprement parler ou alors l’on cesserait d’être humain. La possibilité existerait-elle, Seigneur, de cesser d’être humain pour que coïncident, comme dans une grappe de raisins, pure, tendre, dure, candide, parfaite, être et réalité ? Quel est le chemin ?