Retour à la montagne

«Trieste fut un des lieux saints de la littérature italienne du XXe siècle », écrivait Carlo Bo. Mais un lieu saint longuement ignoré, très lointain, et qui le demeure ; en somme, trop étranger aux certitudes des littératures plus aisément ou immédiatement nationales. Dire que Trieste est entre deux mondes, singulièrement dans le premier XXe siècle, ne serait pas tout à fait juste ; elle est un monde en soi, qui unit de façon inédite des dimensions que d’autres mondes ne savent pas unir. Et cette union les inquiète, les tient à distance. Trieste a le sens aigu d’un drame sans rhétorique (car il faut chasser l’ombre à la fois trop dense et fantomatique de D’Annunzio). Son histoire est complexe, tiraillée ; ses regards se tournent vers la Mitteleuropa (et bien plus au nord encore, songeons à l’importance d’Ibsen, par exemple, pour un Slataper) plus que vers l’Italie, elle a sa langue propre, ses rêveries se teintent de brumes allemandes ou nordiques, et presque rien n’y vient caresser des habitudes plus sages, italiennes ou françaises, ni se complaire aux excès des manifestes et des proclamations dont les deux nations ont été coutumières. L’existence, le drame de l’existence est le sujet de ce qu’elle écrit. Un « existentialisme » optimiste chez Svevo, dramatique chez Michelstaedter ou Slataper, et qui peut connaître, de l’un à l’autre extrême, tous les degrés imaginables. Et rien, dans les années qui ont immédiatement suivi la Seconde Guerre mondiale, les années de déchirement géographique et idéologique, pour ainsi dire, ne sera de nature à simplifier la question.