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Quand je serai grande.
Au tout début, c’est juste une image — un souvenir vrai et reconstruit —, une histoire maintes fois racontée, arrangée peut-être, mais peinte d’une lumière tellement fraîche qu’elle est comme une vignette de couleur sur la grisaille des jours.
De couleur, oui. Le ton vif de leurs jupes — jupes si courtes. Le blanc de leurs bottes — bottes si longues. Le roux de leur cheveux, l’éclat de leurs rires dans la fumée si parfumée de leurs cigarettes.
J’ai huit ans, je viens de perdre mon grand-père et je redouble mon CE1. Ma maîtresse — je ne sais plus son nom —, l’une des deux rousses en mini-jupe et bottes scandaleuses, me garde le soir après la classe. C’est un cours particulier, un cours de rattrapage. On a constaté mon arrêt sur image, mon recul, mon échec et surtout mon mutisme. On tâche d’y remédier. Elle est assise à côté de moi — juste pour moi, sa voix, ses doigts sur le cahier, juste pour moi —, combien de temps cela dure-t-il, une demi-heure, une heure ? L’éternité dans son regard juste pour moi — et puis elle m’entraîne chez sa collègue, l’appartement en face du sien au-dessus de la mairie.
Les deux s’embrassent et me font la fête. Allez viens, entre, on va travailler encore un peu et on goûtera après. Je me rappelle la table basse façon faux marbre, les tubes en métal de ses quatre pieds plantés dans la moquette rouge. Des tas de six, des tas de neuf, c’est ce que je dois faire avec les bonbons. Les deux m’entourent et m’encouragent.
Quand je dis grisaille, ce n’est pas seulement le deuil, le manque, c’est aussi les autres, les autres femmes, leurs blouses égayées de fleurs tristes, leurs mises en plis, leurs gros manteaux comme des armures, leurs paroles lourdes, utilitaires. Tout ce à quoi on me destine, tout ce à quoi il faudra bien ressembler un jour.