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LE TON DE GIUSEPPE ZOPPI (duquel on aura lu plus haut, peut-être, quelques pages) n’est pas souvent celui de l’ironie légère. Il fait exception ici. Sans doute parce qu’il s’agit de livres, et singulièrement de roman. L’apologue vaut encore, près d’un siècle plus tard. Chassez les mauvais livres (mais le commerce veille)... Bref, on le verra, la glu.
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À l’époque, recevoir un livre, le couper et le lire était pour moi un plaisir d’une douceur sans égale1. Je croyais, un peu trop naïvement peut-être, que ces centaines, ces milliers de pages nouvelles viendraient accroître mon véritable trésor, mon trésor spirituel, celui que personne au monde ne peut nous enlever. Dans mes heures de loisir, qui étaient du reste très rares, je prolongeais la douceur des heures de lecture. J’avais l’impression d’être un humaniste, l’un de ceux qui, pour l’amour d’un livre, abandonnaient femmes et enfants, franchissaient mers et montagnes, et revenaient au logis bien des années plus tard, les cheveux blancs et le cœur rempli d’arômes secrets.
Pour ne pas trop affliger ma cruelle pauvreté ni dégarnir ma table outre mesure, je demandais des livres aux éditeurs de la moitié du monde en leur promettant articles et recensions. Les journaux publiaient volontiers ma prose naïve. Les éditeurs, me voyant plein de bonne volonté, se montraient généreux avec moi. Les auteurs m’écrivaient des lettres melliflues, et m’envoyaient eux aussi livres sur livres, avec des dédicaces mélodieuses. Mon ami le plus intime, quand il venait me rendre visite et m’apporter le cadeau de sa joie, finissait toujours par me dire : « Mais tu penches chaque jour plus dangereusement vers la sottise, mon garçon. Ces livres-là, en grande majorité, sont parfaitement stupides, pour ne pas dire plus. » En attendant, ma bibliothèque se peuplait d’habitants nouveaux et tranquilles. Mon âme simple exultait en elle comme l’agneau entre les fleurs des champs et l’eau des sources.
Je lisais aussi beaucoup hors de chez moi, dans mes promenades solitaires. J’habitais alors une petite ville au bord d’un lac, toute entourée de collines et de montagnes. Je marchais toujours seul, mon cher livre à la main. Je me répétais une maxime que j’avais lue chez les Anciens : « Je ne suis jamais moins seul que lorsque je suis seul... » Le ciel au-dessus de ma tête était parfois plus beau que tous les livres. Alors je regardais le ciel, et louais Dieu dans mon cœur bienheureux.
Un soir, sur le point de rentrer, je me trouvai soudain face à une dame entre deux âges, ni belle ni laide, au visage un peu rouge. Elle avait elle aussi un livre sous le bras, et me regardait avec bienveillance. Quand elle fut près de moi, elle prit son sourire le plus argenté, et me dit :
« N’êtes-vous pas, monsieur, Alfonso Mitelli, le critique de Gazzetta serena ? »
« Pour vous servir, madame. »
« Eh bien, poursuivit-elle sans fausse modestie, je suis l’écrivaine Valentina Fancelli. »
« Très heureux de faire votre connaissance, madame. »
« Je vous enverrai demain mon nouveau livre, La Reine du Liban, en espérant qu’il vous plaira. »
« Je n’en doute pas, madame : j’aime tous les livres... »
Sur ces mots, la dame prit congé dans un sourire encore plus lumineux. Mais une voix, à l’intérieur de moi, cette voix insistante qui nous avertit parfois de l’imminence d’un danger, me disait : « Celle-là est née pour ton malheur, mon ami. C’en est fini avec elle de ta tranquillité. » Quelque peu troublé par le présage, je rentrai dans la cité des livres.