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(suivi d’une Apostille.)
CES DERNIÈRES ANNÉES, quand il m’arrivait de parler aux étudiants du Master d’Édition de l’Université La Sapienza ou aux élèves du cours d’édition de Minimum Fax2 des aspects commerciaux d’une maison d’édition, j’avais souvent recours à une idée (intériorisée au cours de mon travail de directeur commercial ces trois dernières années, et dont j’étais plutôt fier d’avoir eu l’intuition) que je résume ici en quelques brèves affirmations : nous, les éditeurs, nous nous trompons souvent parce que nous avons toujours en tête les lecteurs comme nos référents directs ; nous pensons au public de lecteurs qui suit nos choix depuis des années et nous nous demandons : « Que penseront-ils de ce choix ? Liront-ils aussi ce livre là ? Apprécieront-ils le titre sur lequel nous sommes en train de travailler ? » Mais en réalité, ce que nous oublions est que nous, les éditeurs, nous ne sommes que très rarement en contact, en rapport direct avec nos lecteurs.
Avant de convaincre nos lecteurs, nous devons convaincre une succession d’acteurs intermédiaires : le responsable de notre réseau de promotion, qui à son tour convaincra les agents commerciaux et les représentants du diffuseur, qui à leur tour parleront de notre livre à des centaines de libraires dans toutes les régions d’Italie, lesquels enfin — et au terme seulement de ce parcours du combattant — proposeront notre livre à l’«utilisateur final ». Car c’est ainsi que fonctionne normalement le système de distribution éditoriale.
Or, si je dois révéler le fond de ma pensée, je crois juste de reconquérir précisément la centralité du rapport (qu’il soit médiat ou immédiat) entre éditeur et lecteur. Je crois que nous, les éditeurs, nous nous sommes trompés, et que nous nous trompons, en laissant le marché et ses méandres régler nos choix, ou ne serait-ce que les formes du rapport entre les lecteurs et nous. Ce que le marché veut ou impose à un éditeur qui ne veut pas disparaître de la librairie est la croissance, une plus grande production, la conquête d’un espace dans les boutiques, qui (en inversant le principe de cause à effet) est de plus en plus limité.
C’est ainsi que nous, les éditeurs, risquons d’oublier de parler aux lecteurs et parlons au marché. Ou du moins : que nous tâchons d’apprendre (gauchement le plus souvent) quelques phrases idiomatiques où nous croyons voir la langue du marché, dans la tentative que nous faisons de parler à un marché qui nous demande d’être de plus en plus agressifs, de simplifier la matière d’information parce que le marché n’est pas un lecteur cultivé, de multiplier les paratextes ressemblant de plus en plus au packaging d’un produit de gondole en supermarché, de confectionner nos livres avec des couvertures imitant d’autres couvertures à succès, de les promouvoir comme une chose qu’on reconnaît en raison non de son unicité mais au contraire de sa similitude avec le reste, d’adopter des stratégies commerciales plus faciles comme des remises, des campagnes promotionnelles, des politiques de prix au rabais. Ainsi nous concentrons-nous sur le rapport que la maison d’édition a ou devrait avoir avec les agents commerciaux, les buyer des chaînes et la grande distribution, plus que sur le rapport avec le lecteur, le seul qui compte vraiment ; nous risquons de le négliger, de cesser de parler sa langue, qui était auparavant notre langue. Et nous nous éloignons — pour un problème lexical.