Le remède, c’est la pauvreté

 

PENDANT PRÈS DE DEUX ANS, en 1974-1975, Goffredo Parise a tenu dans le Corriere della Sera une rubrique entièrement dédiée au dialogue avec les lecteurs. Il leur donnait voix le plus possible. Les trois textes que nous présentons en sont extraits1. On en déduira (question aussi de méthode) que la démocratie est difficile, et plus difficile encore l’accomplissement du vœu de don Lorenzo Milani, « la véritable culture, celle qu’aucun homme n’a encore possédée, repose sur deux choses : appartenir à la masse et posséder la parole2. » Vœu pieux, en vérité... Les rêves ont la vie dure, leurs chimères nous hantent. Rien, bien sûr, comme si souvent, n’est directement « utilisable » pour notre temps ; indirectement, oui. Avec du reste les mêmes constats, au fond peu encourageants, ceux qu’établit, entre les lignes, le dernier texte : le peuple, s’il a jamais existé, a disparu depuis longtemps, et l’individu anonyme, statistique, comme disait Capograssi3, est déplorablement inférieur à lui-même, déplorablement nul et servile. Le résultat est patent, et une majorité, sous des remuements de surface et des révoltes aussi convenues que monotones et prévisibles, s’en accommode finalement très bien. On ne sonde pas les reins ni les cœurs, c’est l’évidence, et de ce côté, on fait par hypothèse, qui ne coûte rien, acte d’espérance ou de ferveur (du moins y travaille-t-on) ; mais si l’on prend et l’idée et la réalité démocratiques comme critères, l’individu qui devrait les constituer, l’individu constituant est un cloaque. 

Triste évidence, mais évidence tout de même. Évidence triomphante depuis qu’un certain nombre d’ennuis ont cessé — du moins dans les pays dits libres — vers 1945, et triomphante en raison même de cette liberté. Quelques esprits l’avaient prédit, ou tout simplement dit, parce qu’ils étaient capables de voir et de penser — phénomène suffisamment rare pour qu’il donne naissance à ce qu’on appelle lecture (et c’est pourquoi la lecture s’efface). Ainsi Satta, dès 1945, précisément : « Il y a en vérité une naïveté impardonnable à penser que le peuple, au seul motif de sa pauvreté, nourrirait un sentiment mystique d’hostilité à l’égard du riche, et serait prêt à partir en croisade pour l’établissement d’une justice sociale — pour un peu, le règne de Dieu sur la terre. Le peuple est composé d’individus, et s’il y a bien une chose à laquelle ces individus aspirent, c’est à devenir riches eux-mêmes, en se substituant, là où il n’y a pas d’autre moyen possible, aux riches d’aujourd’hui. En tout pauvre, il y a un riche en puissance4. » Mais l’époque où nous sommes (précisément parce qu’elle est « démocratique ») aime moins encore que les autres qu’on lui dise la vérité. Moins « métaphysique », assurément, Parise, que Satta5, ou que Benjamin (au fond) évoquant la pauvreté d’expérience avant le triste accomplissement qu’il ne connaîtra pas, ou encore, si différent parussent-ils, que Ramuz ou Chappaz. Reste que c’est toujours la même évidence. On eût aimé qu’elle cessât ses ravages au moment où Parise écrivait.

 

  • 1 Goffredo Parise (1929-1986), « Il rimedio è la povertà », « Scuola e Tv », « Ragione intima e ragione pubblica », dans Id, Dobbiamo disobbedire, a cura di Silvio Perrella, Milan, Adelphi, 2013, pp. 17-22, 36-41, 61-66.
  • 2 Scuola di Barbiana (Lorenzo Milani), Lettera a una professoressa (1966), Florence, Libreria editrice fiorentina, 1996, p. 105 ; trad. fr. Michel Thur- lotte, Lettre à une maîtresse d’école, Paris, Mercure de France, 1968, pp. 139-140. 
  • 3 Cf. par exemple Introduction à la vie éthique, Paris, Éditions de la revue Conférence, 2012, p. 183 ; Incertitudes sur l’individu, Paris, Éditions de la revue Conférence, 2013, p. 122, etc.
  • 4 Salvatore Satta, De Profundis, Paris, Éditions de la revue Conférence, 2012, p. 71.