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DANS MON PAYS, comme partout, on affirme que seule la mort est certaine1. On l’affirme parfois en polémiquant — laïcité oblige — contre l’idée antique d’âme immortelle. Peut-être aussi contre le Christ, qui affirmait que celui qui croit en lui ne meurt pas pour l’éternité. Et contre beaucoup de gens qui l’ont écouté.
La fin de l’américaine Terri Schiavo « par euthanasie » fait penser aux acabbadoras, ces femmes sardes dont on raconte qu’elles s’entendaient à mettre un terme aux agonies devenues insupportables. En Amérique, en Floride, les tribunaux, de façon parfaitement vérifiable, se sont présentés sous les traits d’une acabbadora non pas mythique mais bien réelle, pour mettre fin à l’agonie insupportable de Terri Schiavo.
Oui, mais insupportable pour qui ?
L’histoire de la fin de Terri Schiavo semble elle aussi ruinée par des excès de certitudes, au-delà même des certitudes indiscutables des différents croyants qui ajoutent foi à des vérités révélées par voie surnaturelle. Certains, en Sardaigne, ont des certitudes excessives jusque sur l’existence des bonnes femmes acabbadoras, étant donné que ni les prêtres, ni les juges, ni les médecins n’en ont laissé trace dans un quelconque passé. En sorte que sur ce point aussi, on trouve des croyants.
Mais il est probable que des formes d’euthanasie, habituelles ou improvisées, aient toujours et partout existé, et qu’elles existent encore. Est-il excessif de tenir pour certain que la vie est toujours préférable à la mort ? La fin de Terri Schiavo nous interroge à ce sujet. Mais ces quinze ans d’agonie ne sont-ils pas un excès ? De quelle vie s’agissait-il, de quelle vie qu’on a souvent définie comme végétative ?
À ce type de questions, nous devons répondre que nous n’en savons pas grand-chose. Qu’est-ce, par exemple, que la mort cérébrale ? Simplement le verdict d’une machine, à suivre mécaniquement ? Et quand en savons-nous assez pour décider si un type de vie est « supportable », dans l’impossibilité d’avoir l’opinion éventuelle de la principale intéressée ?
Comme toute mort, la mort de Terri ne laisse personne indemne, et cette fois dans le monde entier. Elle nous interpelle de façon nouvelle sur la vie et sur la mort : sur ce qu’elles sont, et sur ceci — quand y a-t-il l’une et non l’autre ?
La vie de Terri Schiavo a été pendant quinze ans une vie artificielle, dit-on. Cela paraît sensé, comme si notre vie humaine n’était pas toujours, elle aussi, une vie artificielle, c’est-à-dire construite par nous : comme si l’alimentation par perfusion ou par sonde nasogastrique était artificielle et qu’une soupe consommée à table selon les bonnes manières ne le fût pas. Un certain degré quantitatif produit un saut qualitatif, dit-on. Oui, mais ici, on devrait aussi voir vaciller, rien qu’une fois, la certitude du danger que la domination de la technique fait peser sur nous, qu’elle ne devienne notre maîtresse au lieu de notre servante, comme nous avons l’habitude de le penser et de le craindre. Nous devons justement nous demander si nous avons le droit de décréter l’artificialité, et donc l’inauthenticité, de n’importe quelle forme de vie, et donc de nier que puisse ou doive exister une technique visant à maintenir quelqu’un en vie. Nous devons nous demander s’il est légitime et sensé de justifier la fin des soins par hostilité à ce qu’on appelle le pouvoir exorbitant de la technique. Et peut-être aussi nous demander quel sens a la notion d’acharnement thérapeutique, avec sous les yeux la situation des trois quarts de l’humanité techniquement et économiquement démunis par rapport à l’Occident, ou plutôt, pour plus d’exactitude peut-être, sous-équipés à cause et à l’avantage du sur-équipement technique de l’Occident. La question surgie à un moment dans le débat n’est donc pas inopportune : combien sauverait-on d’enfants africains avec l’argent que suppose une semaine de vie de Terri Schiavo ?