De l’exigence de peindre

 

SI L’ON S’EST ADRESSÉ À MOI POUR CE SUJET, c’est que je bénéficie en tant qu’époux de peintre d’un poste d’observation privilégié du besoin de peindre 1. Mon état et ma profession m’ont-ils apporté un élément ou un point de vue complémentaires pour cette observation ? C’est une question que j’essaierai d’examiner en établissant entre l’exigence de peindre et l’exigence d’analyser, entre la fécondité du peintre et celle de l’analyste, entre le besoin de montrer et celui de voir ou d’écouter, quelques rapprochements. 

Témoin attentif, j’essaierai le plus simplement possible — sans termes savants ni langue de bois — d’« exposer » — et nous pouvons déjà saisir qu’il ne s’agit pas là d’un mot quelconque, d’un terme anodin — comment je vis cette aventure dans laquelle je suis embarqué, corps et biens. 

Quand on s’engage à en traiter, on découvre que l’exigence de peindre n’est pas un sujet aussi simple qu’il y paraît. Un article ne peut que livrer quelques réflexions, entrouvrir quelques portes et, sans doute, laisser plus de questions que de réponses... ne faisant d’ailleurs en cela rien de plus et rien d’autre que ce que mon activité d’analyste m’a enseigné. 

Ma démarche requiert d’autant plus de prudence qu’avec l’art on aborde le problème délicat de la création, de la notion du Beau et de l’émotion qu’il procure ; on accoste à un rivage mystérieux, là où le silence du regard convient mieux que le discours. 

Désir ou nécessité ? 

Tous les peintres, les vrais — nous verrons comment on peut les définir, les identifier et les reconnaître — vous diront que peindre est pour eux une nécessité absolue. 

S’agit-il d’une exigence spécifique vis-à-vis de la peinture, ou bien celle-ci n’est-elle que l’objet et le moyen, le support, voire le prétexte, l’occasion d’une exigence plus large ou plus profonde de créer, de communiquer ou de se libérer ? 

Quel est le niveau de cette exigence ? Où se situe-t-elle ? S’intercale-t-elle — et comment ? — entre le désir et la nécessité, entre un besoin et un plaisir ? 

Quoi qu’il en soit du sens originel de cette urgence, elle est assez impérieuse pour qu’on puisse la rapprocher — besoin et plaisir — de ce qu’autrefois on appelait pudiquement les « exigences de la chair », cette métaphore traduisant bien le caractère pressant du désir et de sa satisfaction. 

Dans un cas comme dans l’autre, d’ailleurs, le désir ne peut être occulté, moins encore effacé ; à moins d’être psychotiquement nié, il peut être déplacé, sublimé ou tout simplement refoulé, mais à quel prix ? On est aux prises avec une nécessité vitale, un besoin violent avec lesquels il n’est guère question de transiger. 

Une fois en route, engagé, ce type d’élan, d’énergie, peut difficilement s’arrêter, sauf empêchement physique. C’est bien un mouvement violent vers l’apaisement d’un désir dont on ne sait comment il s’exaucera. Celui de peindre s’assouvira dans un alliage complexe de plaisir et d’insatisfaction, de souffrance et de jouissance. 

Si cette exigence s’éteint, si cette pulsion disparaît, si « ça s’arrête », c’est sans doute que ça n’avait jamais vraiment commencé ; c’est sans doute qu’on n’était pas vraiment peintre... 

N’en serait-il pas d’ailleurs de même pour l’analyste ? 

Pour le peintre, pas question de ne pas peindre sans une souffrance importante ; l’en priver équivaudrait à une mutilation grave. On peut imaginer le dommage irréparable du refoulement de ce désir de créer, de s’exprimer ainsi, de la souffrance indicible de cette privation de liberté, celle justement de l’expression. Sans parler de l’absolue frustration, de la déréliction du peintre qui perdrait la vue : plus de rattrapage, plus de prothèse ou de compensation possibles en dehors d’un radical changement de voie. 

 

  • 1 Cet article, sous une guise légèrement différente, a paru initialement dans la revue Études psychothérapiques (1971-1995), décembre 1991, pp. 173-188. 

 

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