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Liminaire.
À la mémoire de deux grands maîtres,
Giuseppe Capograssi (1889-1956)
& Piero Calamandrei (1889-1956).
On vogue sur le flux et le reflux des prières,
des hymnes chantées d’heure en heure ;
on s’insuffle déjà sa future vie,
on tente sa résurrection.
Maintenant.
Message à toute la société des hommes
dont la réussite est un abîme.
Maurice Chappaz (1916–2009),
La Pipe qui prie & fume.
«Nos sociétés, écrivait Giuseppe Capograssi dès 1953, ont vu naître une science et une expérience véritables du divertissement, précises, élaborées, multiples . » C’est par le divertissement que les sociétés contemporaines entendent donner une solution au problème de la vie. Un divertissement d’une prodigieuse ampleur (une industrie d’une prodigieuse ampleur). Pascal en avait éclairé la dimension métaphysique de manière inoubliable. Mais il fallait les analyses pénétrantes et prémonitoires de Capograssi — disparu en 1956, il y a soixante ans — pour décrire le déplacement que des sociétés et des techniques de masse ont fait subir à la notion pascalienne, en entraînant de façon inédite à la fois l’appauvrissement de l’expérience et la désubstantification de l’individu. Ce faisant, c’est aussi la nature et le sens de l’homo ludens qu’elles ont modifié, qu’elles ont appauvri jusqu’à la mécanique de la prévisibilité. Fin de toutes les stratégies profondes que pouvait aussi permettre la frivolité (qui atteignait, en certaines circonstances, une dimension presque héroïque ; ainsi chez Ovide, parfois chez Apulée), du spoudogeloion, du sério-comique à la Lucien, à la Rabelais, ou du serio ludere, le «jeu sérieux» de la Renaissance, d’Alberti à Montaigne. En ce sens, le divertissement met fin à toute comédie (comme à toute gravité, dont la dimension n’est plus qu’étroitement, éperdument subjective et presque absurde, chacun ne retrouvant plus son destin mortel qu’au moment des paillasses cliniques et des cimetières désolés), à cette figuration puissante et critique de la vie humaine, de même qu’il égalise ou plutôt nivelle tant de distinctions essentielles, à commencer par celle du travail et du loisir2, manquant à l’un et à l’autre et les vidant de leur vie propre. Pietro Piovani, reprenant la leçon capograssiennne, écrivait vingt ans après la mort de ce maître d’une élégance si discrète : « Si, pour se distraire, l’homme se distrait de l’entièreté de la vie en élevant la “perte de temps” à une sombre volonté de se délivrer du temps en le remplissant d’une existence faite d’heures délibérément non vécues, figées dans les instants prolongés de la frivolité prise comme désir métaphysique de banalisation, le moment ludique, qui est la noblesse de l’homo ludens, cesse d’être tel et se transforme en obsession prête à tous les efforts, à toutes les fatigues, à tous les paroxysmes, à toutes les violences, pour éviter que l’individu ne reste, dans le temps, quelque temps seul avec lui-même. Le vacarme devient une drogue morale qui n’est plus jeu, mais auto-condamnation à une désindividualisation qui a une terrible gravité. Il devient le masque grotesque du désespoir, le certificat lugubre de l’aliénation. »