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LA VIE INTELLECTUELLE n’est évidemment pas le privilège des universitaires. Nombreux sont les métiers exigeant un engagement de type intellectuel : c’est le cas — par exemple — de certaines formes de journalisme, des productions liées au domaine de la culture ou de l’édition, de l’enseignement à tous les niveaux. Au fond, chaque être humain peut cultiver une vie intellectuelle, indépendamment de sa profession ou de sa forme de vie. Il le peut, et, d’une certaine façon, il le doit : il se le doit à lui-même.
Quand ce devoir est respecté, la vie intellectuelle devient souvent source de joie et offre de grandes satisfactions à ceux qui la cultivent gratuitement et librement. « Ce dont l’âme se nourrit, c’est ce qui la réjouit », disait Augustin d’Hippone, grand intellectuel inquiet, sans cesse à la recherche de lui-même, de Dieu et du monde (Confessions, XIII, 27). Il y a une joie propre à la vie intellectuelle : elle n’en est pas un simple produit, elle est la vie intellectuelle elle-même dans son développement. Quand elle est vraiment telle, c’est-à-dire quand elle n’est pas un simple passe-temps oisif ou une fuite de la réalité, un simple divertissement, la vie intellectuelle est elle-même joie.
Cette vie intellectuelle, qui nourrit et réjouit, est pour tous, non pour un petit nombre. Elle peut prendre mille formes très différentes l’une de l’autre, et n’est donc pas l’apanage d’une élite restreinte d’esprits éclairés. Pour chacun, elle représente non seulement une vertu, mais un véritable droit et même un devoir, que chacun doit être mis en condition d’exercer : car il y va non seulement du bien de l’individu, mais de celui de la société entière. Il s’agit, avant tout, de conditions de temps et de lieu. Mais aussi de conditions d’accès : on n’entre pas dans la vie intellectuelle tout seul, on a besoin d’un guide, d’un maître, de quelqu’un qui nous montre la route. On a surtout besoin d’une initiation : d’une éducation de l’esprit et de la sensibilité. Car il ne suffit pas d’ouvrir les yeux pour voir, ni d’écouter pour comprendre. Sans une initiation adaptée du regard et des autres sens, on risque de ne pas voir, de ne pas entendre, de ne pas percevoir.
Dans ces pages, je voudrais cependant me concentrer sur la vie intellectuelle propre à l’université. L’université est aujourd’hui au centre des profondes transformations que connaissent l’Europe et le monde entier : elle n’est plus celle qui a existé pendant des siècles et que nous avons connue les dernières décennies. Parmi ces changements, on évoquera notamment le renforcement des liens avec la société et le monde du travail : liens bien venus en soi, mais qui risquent parfois de favoriser l’apprentissage de compétences précises au détriment d’une formation solide et de longue haleine ; liens qui soulagent en outre le système économique et productif de la charge de sa propre force-travail, en sorte que c’est le public qui en supporte aujourd’hui un poids qui fut toujours celui du privé. Le public investit, le privé engrange des gains, sans que soit garantie une distribution adéquate de ces gains. Mais ce n’est pas tout. Parmi les changements les plus significatifs, il faut aussi rappeler l’extension de la précarité universitaire dans l’enseignement et la recherche, précarité qui d’un côté permet au système de réaliser des économies significatives, et de l’autre fournit un personnel académique plus fragile, plus contrôlable, plus disponible au compromis. L’introduction, par ailleurs, d’une compétition toujours plus nette entre institutions universitaires et entre chercheurs pour l’obtention des ressources nécessaires n’est pas sans conséquences. Tout cela — mais pas seulement cela — a profondément modifié une université qui est donc pleinement entrée dans la logique du libre marché : ce n’est pas un hasard si elle vit et meurt d’évaluations et de classements, de rating et de ranking. La course aux publications dans des revues prestigieuses et accréditées (publish or perish) en est une conséquence non dénuée d’ambiguïté. La recherche elle aussi a changé de visage : le modèle des sciences dures s’est imposé comme paradigme de référence. Il s’agit — en simplifiant un peu, mais sans se tromper pour autant — d’une recherche mondialisée, caractérisée par des procédures et des méthodes standardisées (égales sous toutes les latitudes), et qui ne parle qu’une seule langue : l’anglais.