Sur la traduction


EN TANT QUE PROFESSEUR DE PHILOSOPHIE, j’enseigne une discipline passionnante puisqu’elle consiste à essayer de transmettre le désir de chercher la sagesse. Or, au fond de chacun de nous, il y a peut-être le désir d’être sage car nous pressentons que le chemin de la sagesse est le chemin du bonheur et aussi le chemin d’une vie droite et utile. Le « philosophe » est celui qui prend conscience de l’insuffisance des « solutions » communément proposées aux problèmes de la vie humaine. Or, enseigner la philosophie, c’est confronter ses élèves, et donc se confronter soi-même, aux grands livres des grands philosophes. Et il est matériellement impossible pour un professeur de philosophie de connaître convenablement tous les grands philosophes et d’avoir fait le tour de toutes les questions, ni en début ni en fin de carrière. Le professeur de philosophie qui souhaite donc vraiment faire de la philosophie et qui tente d’y intéresser ses élèves doit donc être constamment en recherche. Il lui faut parfaire sa connaissance des auteurs qu’il connaît, et combler son ignorance de ceux qu’il ne connaît pas, tout en cherchant toujours à s’approprier personnellement ce qu’il apprend, c’est-à-dire à penser par lui-même les grands problèmes de la vie humaine. C’est pourquoi il est 
impossible de se contenter de son savoir acquis, ce qui est davantage possible (assurément pas souhaitable) dans les autres disciplines. Mais au fond, peut-être, la recherche ou l’esprit de recherche est-il une question de nature : il y a des gens qui cherchent parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement : ils sont comme ça. Tant mieux et tant pis pour eux. 

J’ai donc naturellement poursuivi personnellement mes études après leur achèvement universitaire. Je m’intéressais en particulier, mais sans exclusive particulière, à la philosophie politique et aux Grecs. Et ayant lu un jour un ouvrage de Leo Strauss traduit en français, j’ai cherché à en trouver d’autres. J’ai trouvé La Cité et l’Homme, qui n’était pas traduit. Je me le suis procuré, et parce que sa lecture m’en avait semblé à la fois très intéressante pour moi et très difficile, j’ai entrepris de le traduire, pour moi-même d’abord, sans souci aucun d’être publié, pour le seul plaisir de comprendre et de surmonter mes premières difficultés. Comme je me familiarisais progressivement avec cet auteur, j’ai mené de front la lecture et la traduction de plusieurs autres ouvrages. Et je me plaisais de plus en plus au travail de traducteur, dont je n’avais aucune autre expérience que mes lointaines versions de lycéen. Si bien qu’au bout de quelques années, je me suis aperçu que j’avais presque terminé la traduction de La Cité et l’Homme. Je l’ai donc proposé à un éditeur et il a été accepté. 

Mes intérêts, qui étaient très larges au début de mon enseignement, se sont donc limités progressivement à la philosophie politique du fait de mon engagement de plus en plus profond dans la lecture et la traduction de l’œuvre de Leo Strauss. Cela s’est fait naturellement, parce que je prenais de plus en plus conscience que j’avais affaire, avec cet auteur, à un grand homme, à un auteur qui me donnait ce dont j’avais besoin : une grande puissance d’analyse et de compréhension des œuvres philosophiques, une passion de comprendre et un éclairage tout à fait décapant sur l’histoire de la philosophie et plus largement sur l’histoire de notre civilisation et donc sur la vie bonne. J’ai donc été progressivement pris par le travail de la traduction qui n’a été en fait que la mise en œuvre de l’exigence de lire convenablement. Car c’est bien cela que j’ai découvert : cette exigence de comprendre ce que je lisais m’a poussé à traduire, et en traduisant, je me suis aperçu que je commençais enfin à comprendre, c’est-à-dire à lire convenablement. À partir de là, je n’ai plus eu envie d’arrêter avant d’être parvenu le plus loin possible, et c’est pourquoi le nombre de mes traductions commence aujourd’hui à être assez important. J’espère qu’on me comprend. 

Il me faut maintenant préciser la nature du travail de traduction. En traduisant, je crois, on lit plus exactement, plus profondément, on lit enfin convenablement. Cela implique que la plupart du temps où nous lisons, nous lisons mal. Mais il est vrai aussi que certains textes n’ont pas besoin d’être traduits pour être lus. Encore que l’on pourrait penser que ce que je vais dire de la lecture et de l’écriture est susceptible de s’appliquer à n’importe quel texte et de produire ce que j’aimerais appeler une lecture intelligente, une lecture qui engendre chez le lecteur une satisfaction très profonde et très grande d’avoir compris quelque chose et évidemment quelque chose d’important. Et tout tourne autour de ce que l’on entend justement par comprendre. 

Bien souvent, l’on comprend le fait de comprendre, ou le fait d’apprendre, comme quelque chose de passif. Et il est aujourd’hui bien difficile de faire « comprendre » que le fait d’apprendre, même s’il est « extérieurement » passif (mais que voit-on d’important quand on est à l’extérieur ?), est en fait prodigieusement actif. Personne n’apprend quelque chose d’important sans être attentif, et l’attention de l’esprit est la condition de toute compréhension. C’est dire que toute compréhension implique un effort, un travail, une dure école et discipline et donc le courage de s’y mettre et de vouloir persévérer. Choses malheureusement peu en vogue aujourd’hui à l’heure de l’exigence d’une rentabilité immédiate. Tous les philosophes, et Socrate et Platon les premiers, ont souligné la nécessité de cette activité intérieure pour comprendre. 

Or, la traduction m’a donné une expérience extraordinaire de cette attention et elle m’a donné aussi le plaisir merveilleux de comprendre qui est le résultat naturel de ce travail. Et je souhaite certainement que l’on comprenne bien l’intérêt d’un tel travail. Bien sûr, pas pour gagner de l’argent immédiatement, pas pour trouver un emploi, mais simplement pour faire l’expérience de ce que c’est que penser, que chercher, et aussi de ce que c’est que trouver. Car quand on cherche, on trouve toujours quelque chose, même si ce n’est pas ce que l’on cherchait au départ. 

Traduire, c’est entrer dans l’intimité de l’écrivain que l’on traduit, c’est remonter le long des phrases et des mots de la phrase en langue originale jusqu’à la pensée, jusqu’à l’intuition créatrice même, jusqu’à l’élan créateur qui les a engendrés. En traduisant, ou en lisant ainsi, et j’insiste sur le fait que l’on peut et qu’en un sens l’on devrait traduire ou lire ainsi, aussi paradoxal que cela puisse paraître au premier abord, dans sa propre langue, en traduisant donc, en lisant ainsi, on parvient à vivre pour ainsi dire à côté ou même dans l’écrivain que l’on lit, on se confond avec lui. Le plaisir de la lecture, dont on a bien souvent parlé, est, je crois, lié à cette intimité avec l’écrivain qui écrit en même temps qu’avec sa pensée et, lorsqu’il s’agit d’un roman, avec l’histoire racontée. Mais il est vrai que traduire un texte philosophique, et en outre un texte difficile, ce n’est pas la même chose que de lire ou de traduire un roman. Mais néanmoins, la lecture d’un roman aussi peut être intelligente et créatrice, si le lecteur a tous les sens en éveil et s’il garde la capacité de réfléchir, d’interroger, et ainsi d’approfondir sa connaissance de soi au moment même où le côté émotionnel de sa personne sera touché par le récit ou un personnage. 

Par conséquent, traduire est intéressant et instructif, au sens très fort du terme, parce que l’on parvient ainsi à se couler pour ainsi dire dans la pensée de l’auteur, que, d’une certaine manière, on la touche, on se confond avec elle, justement parce que l’on ne se contente pas de lire passivement, mais que l’on se pénètre du texte et que l’on cherche passionnément à comprendre. Or, comprendre, c’est remonter de la lettre au sens. Si, dans la vie quotidienne, nous le faisons automatiquement dès que nous comprenons quelqu’un qui parle ou un texte écrit, et ainsi nous n’en prenons pas conscience, tout le monde peut cependant s’apercevoir que, de fait, les mots que nous employons ne sont pas réductibles au sens qu’ils ont ou que nous leur donnons immédiatement. Mais pour un texte important, un texte riche, remonter de la lettre au sens, ou comme on dit, de la lettre à l’esprit, est une expérience extrêmement agréable. On saisit alors la pensée comme à l’état naissant, avant même pour ainsi dire son expression dans la langue originale. Bien entendu, et il est très important de le souligner, cette lecture et cette saisie «intuitive» de la pensée créatrice n’est possible que dans et par la lecture des signes écrits. Ce qui signifie que c’est le langage tel qu’il est, avec ses imperfections, grâce même à ses imperfections, qui nous conduit audelà de lui, ou mieux, en deçà de lui, à la pensée qui en fut la cause productrice. Voilà la première phase, ou le premier côté de la traduction, l’intimité ou la familiarité avec une pensée. Et, bien entendu, le plaisir est d’autant plus grand que la pensée est remarquable. En ce qui me concerne, je crois que j’ai été gâté. 

Le deuxième côté se passe du côté de la langue du traducteur. Car une fois que l’on a compris, ou que l’on a cru comprendre un texte, et ici, c’est d’abord un mot, une phrase, un paragraphe, il faut les rendre en français. Et là, en dépit de mes relativement bonnes études, j’ai découvert combien je possédais mal ma langue maternelle (1). Et corrélativement j’ai découvert combien l’expérience de la traduction est salutaire pour mieux s’exprimer dans sa propre langue. Il faut en effet choisir entre plusieurs mots, plusieurs tournures de phrases possibles, entre lesquelles il y a souvent des nuances, parfois imperceptibles. Exigence donc de sens et d’exactitude de la traduction. Mais aussi, il fallait essayer de faire en sorte que la traduction fût aussi belle que possible. Qu’est-ce à dire ? Et bien, que l’on ait autant que possible du plaisir à la lire, car même s’il s’agit d’un ouvrage non-poétique au sens strict, il est, lui aussi, écrit. Les philosophes, eux aussi, écrivent leurs livres. Si la pensée est difficile, est-il nécessaire que la langue le soit aussi ? Je ne le pense pas, je ne l’ai jamais pensé, et j’ai toujours éprouvé du plaisir à une phrase bien construite, à une pensée bien exprimée. Et j’ai donc naturellement ressenti l’exigence de bien rendre en français mes traductions. Cela ne veut pas dire que j’y sois parvenu, mais telle fut en tout cas mon exigence. Et cela m’a fait là encore travailler mes textes et mes traductions. Et cela m’a donné aussi beaucoup de plaisir, car, là aussi, quand on a l’exigence de bien rendre une phrase, et que l’on n’y parvient pas, et que l’on se bat avec elle et avec sa propre langue, et qu’un jour, après de longues ruminations, après quelquefois plusieurs jours, plusieurs mois, voire davantage, tout d’un coup, on trouve, oui, c’est très agréable. 

Pour résumer, la traduction permet d’apprendre à penser, en s’acheminant lentement vers la pensée qui a présidé à l’écriture, elle permet ainsi d’apprendre à lire, et, par l’exigence de fidélité à la pensée originale et aux nécessités propres de sa propre langue, elle permet d’apprendre à écrire. 

Olivier SEDEYN. 

1 Un mot significatif de Goethe dans « Sprache in Prosa », Werke, XLII ; 2e partie, 118 : Wer fremde Sprachen nicht kennt, weiss nichts von seiner eigenen, « Celui qui ne connaît pas de langue étrangère ne connaît rien à la sienne propre. »