Un sac de châtaignes

 

suivi de 

LES OISEAUX ET LES CONTRADICTIONS (1).

Un sac de châtaignes. 

Ma mère ouvrait le sac de châtaignes qu’on nous envoyait tous les ans de la montagne : il exhalait un parfum où entrait de l’amertume, message automnal de ces fruits qui sont les derniers de la saison, mûris sur les pentes d’octobre, avec en eux, plus que la chaleur du soleil, celle de la lumière figée sur les feuilles jaunies des immenses châtaigniers de mon village. C’était une lumière qui pâlissait dès qu’il commençait à pleuvoir, et la pluie battante durant des jours et des semaines effaçait, emportait toutes les traces de l’été. Les châtaignes restaient enfermées dans leurs bogues ou brillaient sur une couche de feuilles moisies, et les gens allaient les ramasser ; les femmes arpentaient les sentiers encore meubles, les hottes pleines à craquer des fruits qui viendraient d’ici peu enrichir la sobriété des plats. Mais les châtaignes triomphaient le soir de la Toussaint dans les âtres ; dans les chaudrons percés de trous que les femmes remuaient en les enlevant de la flamme d’un geste sûr et régulier, le fruit doré s’échappait de la coque noire. 

Cuire les châtaignes cette nuit-là, rassemblés autour de l’âtre, était un rite qui constituait, en remuant les souvenirs, le lien entre vivants et morts. Pourtant il n’y avait pas de tristesse dans cette veillée ; on voyait dans chaque maison le reflet de ce qui se passait sur la place, devant l’église, où, dans le plus grand chaudron du village manié à tour de rôle par les plus jeunes, les châtaignes grillaient joyeusement. Des flammes dansantes du feu de bois, jaillissaient à chaque mouvement du chaudron des gerbes d’étincelles qui semblaient retomber sur la haie de jeunes gens et d’enfants ; elles faisaient courir sur leurs visages des reflets pourpres et dissipaient l’atmosphère dense d’ombres et d’images perdues. Même la dansa — ainsi appelait-on le glas très bref que chacun dédiait à ses morts — perdait son sens angoissé. Dans le clocher, sous le regard effrayé du sacristain qui semblait asséché de toute humeur vivante et réduit à l’écorce d’un homme, se succédaient, dans une rivalité confuse, les grands et les petits qui se laissaient parfois aspirer en haut selon les mouvements de la cloche. Puis ils se retrouvaient tous autour du feu, dérobant dans les paniers où elles n’avaient pas le temps de s’accumuler les châtaignes chaudes et douces pour s’en remplir la bouche. 

 

1 Titres originaux : « Un sacchetto di castagne » et « Gli uccelli e le contraddizioni », dans Novella Cantarutti (26 août 1920 – 20 septembre 2009), Segni sul vivo (recueil de chroniques parues dans Il Punto de 1978 à 1983), Udine, Arti Grafiche Friulane, 1992, respectivement pp. 209-213 et 108-112).