In memoriam Louis Martinez (1933-2016)

QUELQUES TROP FAIBLES ÉCHOS
d’heureuses rencontres entre Grignan,
Aix-en-Provence et la « Sainte » Russie. 

 

MA MÉMOIRE devenant de plus en plus faible, les souvenirs qui me reviennent à l’occasion, douloureuse, de la mort de Louis Martinez, risquent d’être sujets à caution trop souvent ; mais sans qu’un tel péril me détourne de lui rendre aujourd’hui un hommage amical. 

Ainsi est-il seulement très probable que notre toute première rencontre avec Louis et Jacqueline ait eu lieu tout près de Grignan, à la Gaffe, dans la maison aux portes toujours grand ouvertes de deux autres amis retrouvés d’abord à Aix, Wayland Dobson et Jean Eicher, valeureux facteurs de clavecin et hôtes rayonnants. Il se peut aussi que l’amitié très étroite qui liait depuis longtemps Louis et Jacqueline au Prince André Volkonski, lui-même remarquable compositeur et claveciniste, et personnage de grand relief, explique cette rencontre entre deux nouveaux Aixois, protégés de la non moins originale Méraud Guevara au lieu-dit « La Tour de César », et ce couple installé depuis longtemps dans cette ville, où Louis enseignait avec brio la littérature russe. Voilà donc une première clef pour mon trop vague essai de biographie privée : le clavecin ; l’autre devant être bientôt, dans ce cas encore plus décisive : la Russie. 

Il faut préciser ici, en effet, que mon neveu Florian Rodari, éditeur, à Genève, de La Dogana, et moi, étions depuis peu de temps atteints du « virus Mandelstam » dont les effets divers se sont prolongés jusque dans le nom dont mon fils Antoine, devenu à son tour éditeur, devait orner sa jeune maison : Le bruit du temps. Or, il est évident que la chance de pouvoir questionner le grand slavisant qu’était Louis Martinez à propos d’un poète dont l’œuvre et le tragique destin auront été, pour moi et pour tant d’autres, une des plus décisives et fertiles découvertes de ces années, ne pouvait que nous rendre cher l’heureux professeur qui le lisait dans le texte avec une passion plus ancienne et mieux fondée, sinon plus authentique, que la nôtre. 

Louis aura été, sans aucun doute, un excellent professeur, aussi savant que généreux de son savoir. Il aimait son métier, au point même que, l’avouerai-je ? dans ces premières occasions de rencontres, il nous est arrivé, à nous qui l’écoutions bouche bée, ou peu s’en faut, de nous sentir certes comblés par ce qu’il nous apprenait, mais, parfois, un peu trop réduits au modeste rôle d’élèves attentifs qui n’auraient jamais osé lever un doigt timide pour la moindre objection qui nous fût imprudemment venue à l’esprit. 

Depuis lors, avec le temps, je pus mesurer l’ampleur et la qualité de son travail de traducteur au service de cette littérature que nous aimons, nous autres, en profanes. Et qui plus est, quand le projet se fut élaboré, entre Florian et moi, de consacrer à Mandelstam tout un numéro de la Revue de Belles Lettres et, dans la foulée, pour ce qui me concerne, de me risquer à le traduire, alors que je venais à peine de me lancer dans l’étude du russe, Louis ne pouvait que devenir un tuteur, aussi amical que généreux. De cette collaboration, née de part et d’autre d’une égale admiration pour ce très grand poète, je ne puis que garder un souvenir reconnaissant ; dans la lumière lointaine de ce soleil auquel il n’avait cessé de croire, envers et contre tout. 

Les années ont passé depuis, fatalement ; avec pour chacun de nous ses joies, ses inquiétudes, ses désillusions, toute sa charge d’épreuves. La maison de la Gaffe où nous aurons donc suivi, pour notre gouverne, quelques cours privés de l’ami professeur, et, d’autres jours non moins riches, découvert le génie tourmenté et orageux du Prince André, a fermé ses portes, non sans tristesse pour nous, les survivants. 

En dépit de cela, jamais nos liens avec la rue des Epineaux ne se distendirent. C’est ainsi que notre fille Marie, devenue étudiante à Aix, eut le rare privilège, allait-elle à sa fenêtre, de plonger, discrètement j’en suis certain, sur la cour fleurie de ce vénérable immeuble. Nous, de notre côté, sa mère et moi, nous regardions affectueusement grandir les beaux enfants de nos amis. Nous avions toujours beaucoup d’heureuses choses à échanger : que ce fût pour prolonger inlassablement notre découverte de Mandelstam ou d’autres poètes russes ; ou pour rencontrer encore quelque fois ou simplement évoquer le « Prince », qui continuait à bénéficier de l’amitié inlassable des Martinez, et dont il y aurait tant à dire... Ou encore, pour nous souvenir d’un autre ami aixois, l’excellent peintre Zawado. 

Je n’oublierai pas davantage la surprise et la joie que ce fut pour nous de découvrir en notre professeur un écrivain pas du tout doctoral, mais extrêmement doué, et brillant d’une autre façon. Enfin, quel que pût être pour lui et pour Jacqueline le poids des ans, elle restait toujours l’hôtesse parfaite et lumineuse que nous connaissions, et lui l’ami toujours vaillant, toujours plein de noblesse et de cœur. Dans les dernières occasions que nous avons eue de les revoir tous deux (y compris celle où je faillis défaillir sur un canapé, peut-être pour avoir trop profité du dîner), il m’ a semblé que l’âge et la maladie avaient rendu Louis plus attentif aux autres que jamais ; de ces moments, nous revenions toujours enrichis et fortifiés, quelles que fussent les divergences que nous aurions pu avoir sur des points de « doctrine » ; mais comme cela, en définitive, comptait peu ! 

Pour moi, dont désormais le trop grand âge n’a pu qu’aggraver les doutes de toujours sur les « grandes questions » de la vie, y compris quant au pouvoir de la poésie, dans ces moments de de plus en plus difficiles (l’état du monde, hélas !), il m’est venu, je ne puis le cacher, un secours aussi inattendu que providentiel : la découverte, grâce au DVD, des séries de lectures publiques qu’a données naguère, à Florence, en plein air, avec pour fond l’admirable façade de Santa Croce, quelqu’un en qui je n’avais vu jusqu’alors qu’un comédien doué, Roberto Benigni. Réentendre ainsi grâce, à lui, commenté avec un enthousiasme contagieux et lu avec une parfaite sobriété, ce chef-d’œuvre de Dante absolument unique et qui a pu trop souvent nous paraître excessivement lointain, fut une joie rare et profonde ; non moins que de voir cette joie partagée de manière éclatante par des milliers d’auditeurs, sur cette place de Florence, et dans les temps que nous vivons si mal. Voilà ce qui aura été, pour le vieil homme que je deviens, resté en dépit de tout amoureux de la poésie (et, faut-il le rappeler, de l’Italie, cette Italie-là), un réconfort inespéré. 

(Écrivant cela, je ne me suis nullement éloigné de mon sujet ; car, à sa manière, notre ami aura été lui aussi toute sa vie un passeur inlassable de ce qui nous reste encore et plus que jamais, nécessaire : la beauté de plus en plus ignoblement bafouée, et cette lumière la plus haute, comme de toutes parts criminellement obscurcie ou trahie.) 

Philippe JACCOTTET.