ALTITUDES (II)

 

Sentiers.

ILS quittent les alpages en douceur, grimpent d’un coup, s’accrochent aux rocailles et moraines enraci-nées de saxifrages, s’obstinent jusqu’aux refuges de granit, ou tel un ermite qui s’éloigne vers le nu des cols et des crêtes. Que l’horizon s’ouvre, se borne, ils veulent enlacer l’altitude. À l’homme bas et plat qu’ils redres-sent, ils arrachent des souillures, une ferveur envahit sa chair.

Contre les chaussures, les cailloux roulent ; les jambes ne frottent plus que du roc, un air sobre fouille les bronches, le cerveau… Montée lourde : la sueur coule sur mon échine, trempe la chemise, le dos du sac. Chaque pas se détache à peine du sol que gratte la semelle.

Vers des mousses brunes à pointes violettes — sol-danelles — qui rongent une vieille flaque d’avalanche, le sentier tourne en trace boueuse que plus haut purifie la neige… plus haut encore il deviendra un sillage de blancheur bleutée, substance qui se transfigure. En pleine paroi, brèche d’ocre gorgée de ciel, le col veille : mon âme brûle d’y reposer : que je scrute l’alpe sans brume

bien que la halte sera brève ; que sur l’autre ver-sant déjà la descente coure, gestes larges, oxygène épais, sans abrupts ni fleurs saxifrages, jusqu’au val de plaine populeux où nul besoin n’est d’un sentier, mais mille et une voies s’enchevêtrent.

 

Schistes.

Les schistes font des boues noires sur la neige : miettes huileuses, cambouis, la montagne d’elle-même se souille… Au-dessus de la Pierre-à-Bérard, dans les dévers qui vont du col de Salenton à la Table au Chantre, été, hiver, suints ou torrents, on patauge dans ces noirceurs. Par éperons rognés, crêtes mornes, la physique des cimes les tolère : on dirait des masses de ruines qui enténèbrent l’altitude. Parfois rouge de fer, ou vert, un schiste montre une texture sèche, compacte, c’est toujours du débris opaque : il glisse, il gît, il s’entasse, jamais il n’ouvre une communion, n’étincelle d’une harmonie, ne fixe le bon ancrage. Seuls des grimpeurs fous s’y accrochent, l’alpi-nisme a ses désespoirs. Quand le schiste charpente un massif, les formes en sont boursouflées : mollesses du Buet, du Goûter, dômes pesant sur des mâchoires brunes, dérochoirs qui jettent la frayeur.

Dans les monceaux métamorphiques que les surpoids et plissements ont en vrac pilés, tablettes d’ardoise concassées, mille-feuilles, le schiste semble un « je ne sais quoi » auquel nul roc ne dût venir, où pullulent des mousses, des fleurs comme s’il trépassait vers l’humus. Mais telle une tranche obscure de l’art, les rognons schisteux laissent jaillir les gneiss et granits des neiges, le ciel dur où pointent leurs aiguilles — oh ! l’amour des roches cristallines…