MÉDITATIONS YONVILLAISES

 

À Peter Rogers.
 

EN 1904, à l’occasion du centenaire de la mort de Kant, une plaque commémorative fut apposée sur un des épais murs du château de Königsberg, aujourd’hui disparu. Dans le bronze était gravée une des phrases les plus célèbres de l’Emmanuel philosophe: « Deux choses remplissent le cœur d’une admiration et d’une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes, à mesure que la réflexion s’y attache et s’y applique : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi. » Un demi-siècle avant la publication de la Critique de la raison pratique, d’où est extraite cette sentence, Hume avait pris acte de la disjonction, au sein de la pensée moderne, entre l’« être » et le « devoir-être » (la dichotomie entre is et ought, Sein et Sollen). Depuis que le cosmos — fini, différencié, hiérarchiquement ordonné — des anciens et des médiévaux a laissé place à l’univers sans frontières et ontologiquement homogène de la nouvelle science, le ciel étoilé et la loi morale ressortissent à deux ordres distincts, étanches l’un à l’autre. Une chose, une seule, demeure, qui permet selon Kant de surmonter la simple juxtaposition et de redonner quelque unité à un monde désormais déchiré entre « faits » et « valeurs » : une conjonction d’admiration et de vénération. Ce qui reste d’unité trouve son lieu dans le sentiment esthétique et religieux. 

Le sentiment : le XIXe siècle s’y est livré avec fureur. C’est dans le sentiment que beaucoup d’âmes pieuses ont cherché à entretenir et raviver une religiosité qui ne trouvait plus, dans une société d’individus et un monde « démoralisé » par la science, à se soutenir. Malheureusement, la religion dans les limites de la simple intimité du cœur n’a pas plus de sens que l’amour du prochain sans prochain, ou l’appartenance à une communauté sans communauté. Elle peut donner l’impression de se maintenir un moment, par inertie — l’idée de prochain et de communauté, ou leur mise en scène formelle, suppléant leur absence réelle. Mais le subterfuge perd vite son efficace. Alors, c’est dans l’émotion artistique que des âmes toujours plus nombreuses ont cherché à compenser, sinon guérir, la sensation douloureuse de séparation, d’exil, que le face à face du sujet avec un monde de plus en plus objectivé est à même d’engendrer, et qui, au seuil du siècle, terrassait Hölderlin : « Hélas, j’ai appris à me différencier de tout ce qui m’environne, je suis isolé au sein du monde si beau, je suis exclu du jardin de la nature où je croîs, fleuris et dessèche au soleil de midi(1). » Cette situation, il est indispensable de la prendre en compte pour comprendre l’importance démesurée prise au XIXe siècle par l’art et les artistes, promus au rang de mages. Innombrables sont ceux qui, à l’époque contemporaine, ont espéré que l’art viendrait combler les besoins de l’âme que l’arraisonnement scientifique et technique du monde, ainsi que la nouvelle configuration 

  • 1 Hypérion [1797], I, 1, 2e lettre d’Hypérion à Bellarmin. 

sociale où chacun est défini par la place qu’il occupe dans la division proliférante du travail, laissent inassouvis. L’ennui est que l’on peut demander beaucoup de choses à l’art, mais pas qu’il remplace la religion. Dans cette demande déplacée réside, sans doute, une des sources les plus profondes de la frénésie d’« innovation » qui s’est emparée de tous les domaines artistiques au cours des deux derniers siècles. Quand l’art n’est plus orienté vers ce qui le transcende, mais devient lui-même une pseudo-transcendance, le nombre de ceux qui se revendiquent artistes augmente, la concurrence entre lesdits artistes s’exacerbe et s’autonomise, nourrissant une montée aux extrêmes — la « radicalité » est d’abord une arme de guerre contre des rivaux dont on désespère de triompher sur le terrain commun. Elle est aussi le produit d’un désarroi, d’un affolement, d’une panique, parce que rien ne se révèle à la mesure d’attentes devenues exorbitantes. Non seulement l’art s’est montré incapable de sauver, mais il a fini par s’effondrer sous le poids de la mission disproportionnée dont il s’est trouvé chargé. L’art ne peut que participer à la mise en forme d’une expérience commune, non la créer ou s’y substituer. Comme le relevait Simone Weil, « l’art n’a pas d’avenir immédiat parce que tout art est collectif et qu’il n’y a plus de vie collective (il n’y a que des collectivités mortes), et aussi à cause de cette rupture du pacte véritable entre le corps et l’âme(2) ». 

 

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