ÉDUQUER LA DIFFÉRENCE. NIETZSCHE ET LA TÂCHE DU PHILOLOGUE

 

FRIEDRICH NIETZSCHE, on le sait, n’est pas un philosophe de formation. Après des études de philologie classique au collège supérieur de Pforta et aux Universités de Bonn et de Leipzig, Nietzsche enseigne à l’Université de Bâle de 1869 à 1879, en tant que chargé de cours de Langue et Littérature grecques. Pendant dix ans, outre sa charge d’enseignement, Nietzsche réfléchit sur le rôle des études classiques dans la société qui l’entoure. Cette réflexion, qui est d’abord une auto-analyse de son parcours, de sa formation classique et de son travail en tant que philologue et enseignant, a aujourd’hui encore la plus grande actualité. 

Pour reconstruire cette réflexion et mesurer son caractère organique, il faudra recourir à des textes qui font partie du legs du philosophe et restent encore très peu connus : les Leçons sur l’Encyclopédie de la philologie classique (1871, ici EkP), les cinq conférences Sur l’avenir de nos établissements de formation, prononcées la même année, et les notes pour la considération intempestive Nous philologues (1875). À l’aide de ces textes, on pourra mieux apprécier et saisir dans toutes ses nuances l’aversion bien connue de Nietzsche à l’égard de la philologie classique, conçue comme science autonome visant le plaisir de l’érudition, qu’il a exprimée à plusieurs reprises dans son ouvrage le plus célèbre, la Naissance de la Tragédie (1872). Si cette critique de Nietzsche à la philologie fait désormais partie de la vulgate sur cet auteur, la défense qu’il fait du système des études classiques et de l’éducation des jeunes gens à travers les ouvrages de l’antiquité gréco-romaine est le plus souvent passée sous silence. Il s’agit pourtant d’une véritable apologie de la philologie, censée racheter la discipline à condition d’être capable de revitaliser son propre savoir à travers l’enseignement. 

Les Leçons sur l’Encyclopédie de la philologie classique jouent un rôle particulièrement important dans cette réflexion, en raison du double statut de leur destination. Comme d’autres textes de la même époque qui portent le même titre d’Encyclopédie(1), il s’agit d’ouvrages à la double finalité : d’une part l’enseignement universitaire des techniques, des instruments, mais aussi de l’esprit de la philologie classique, donc quelque chose comme des 

  • 1 La tradition des encyclopédies philologiques en Allemagne a une importance scientifique considérable pour le développement de la science philologique et de la culture classique en général. Après l’ouvrage pionnier de F. A. Wolf (Darstellung der Altertumswissenschaft nach Begriff, Umfang, Zweck und Wert, Lange & Sprinter, Berlin 1807 ; Id., Encyklopädie der Philologie, nach dessen Vorlesungen von 1798-1799 herausgegeben von G.M. Stodmann, Leipzig 1831 ; Id., Vorlesung über die Altertumswissenschaft, Gürtler, J. D., Leipzig 1831), un des exemples les plus célèbres et complets est celui des « Leçons » d’A. Boeckh (publiées après sa mort dans A. Boeckh, Encyklopädie und Methodologie der philologischen Wissenschaften, E. Bratuscheck (Ed.), Teubner, Leipzig 1877), mais on pourrait en citer d’autres, qui ont été conçus comme des cours universitaires : de O. Jahn à G. Bernhardy ou à F. Ritschl, dont les leçons n’ont malheureusement pas été conservées. La célèbre Hermeneutik und Kritik (1838) de F. Schleiermacher fait aussi partie de cette tradition. 

 

manuels destinés aux jeunes aspirants philologues ; d’autre part, ces textes constituent dans les milieux de la philologie classique des moments importants d’auto-réflexion sur les finalités et les modalités scientifiques de la pratique philologique. Dans ces Leçons, Nietzsche s’adresse au moins à trois interlocuteurs : ses jeunes étudiants, ses collègues philologues et enfin lui-même, afin d’éclairer les raisons de son propre choix de devenir philologue. La question que posent ces pages de l’ Encyclopédie est donc celle-ci : comment et pourquoi devient-on philologue ? Quelles sont les raisons qui ont poussé les plus grands philologues du passé à se consacrer à l’antiquité, et quelles tendances ontils suivies pour l’interpréter ? 

Un bon philologue doit d’abord être bien motivé, et cela dans le sens plus concret possible du terme : c’est-àdire qu’il doit être poussé à son travail par une sorte de besoin. Il ne s’agira pas d’un besoin matériel proprement dit (profit, recherche d’une situation ou de prestige), ce qui ferait de la philologie un métier (Beruf), mais plutôt d’un besoin intérieur, qu’on peut appeler vocation (Berufung), mais que Nietzsche préfère définir plus exactement comme un instinct (Trieb). Il identifie trois instincts à la base de la formation d’un bon philologue, trois éléments que le pédagogue doit être capable d’inculquer aux jeunes gens sans qu’aucun l’emporte sur les autres. Les trois instincts, ou encore les trois besoins (Bedürfnisse) que Nietzsche situe à la base du choix du parcours de formation d’un philologue, sont l’inclination pédagogique (pädagogische Neigung), la prédilection pour l’antiquité et le plaisir qu’on tire d’elle (Freude am Altertum), et finalement la pure soif de savoir (reine Wissensgier). Chacun de ces instincts, pris isolément et non développé en harmonie avec les autres, dérive immanquablement vers l’autonomie et devient le caractère dominant des figures de philologues les plus discutables ; le panorama de la philologie moderne en offrait, selon Nietzsche, de nombreux exemples. 

À une obsession pédagogique excessive, incapable de rendre raison des instances esthétique et scientifique de la discipline philologique, correspondra la figure d’un enseignant concentré sur la finitude de sa tâche spécifique : un maître de langue, donc, dans le cas du philologue, qui tourne tous ses efforts vers l’acquisition et l’enseignement des moyens du savoir, sans jamais oser s’en servir. Ce type d’homme n’est pas capable de distinguer entre le moyen et le but, l’enseignement et ce qui en est la finalité, à savoir l’éducation, et sacrifie cette dernière au premier. Ces philologues privent ainsi leur savoir de toute instance unitaire et de toute tension vers l’extérieur — vers un but situé au-delà de la seule pratique de l’exercice grammatical.