DEUX RÉCITS

 

LA FEMME ET LES DÉMONS. 

IL Y AVAIT CHEZ NOUS ici à Tibériade une femme, veuve ou divorcée(1). Étant restée plusieurs années sans mari, elle se dit : « Je vis ici délaissée et solitaire, sans mari, sans enfants, sans famille proche, je partirai à l’étranger et verrai comment se portent les gens de ma famille, hommes et femmes. » Elle partit donc et quitta la Terre sainte. 

En chemin, dans une auberge de Galatz(2), s’attachèrent à elle les démons, ils la tourmentèrent toute la nuit, elle se réveilla et avait tout oublié ; mais elle sentait que quelque chose s’était passé. Deuxième nuit, même histoire. Ceux dont il ne faut pas rappeler le nom la nuit la tourmentèrent toute la nuit. Troisième nuit, même histoire. Les nocturnes qui s’étaient attachés à elle deux nuits ne la laissèrent pas tranquille une troisième nuit. 

  • 1 Shmuel Yosef Agnon, Haesh ve-haetsim, Jérusalem, éd. Schocken, 1978. Œuvres de Agnon, tome 8, pp. 130 sq.
  • 2 Galatz : ou Galati, au Sud Est de la Roumanie, sur les bords du Danube. 

 

Elle se leva, changea d’auberge pour une autre auberge, mais cela n’y changea rien. Comme ici ils s’étaient attachés à elle, ils s’attachèrent à elle là. Elle interrogea des Égyptiennes et alla voir le Tatar ; ils firent ce qu’ils firent, mais ce ne fut pas mieux. Au contraire, de là où elle avait cherché le salut vint un doublement de souffrance, les forces de l’impureté en furent renforcées et la torturèrent davantage encore. 

La femme pleura et demanda : « N’y a-t-il pas un tsaddik dans le pays qui puisse me faire une amulette ? » On lui dit : « Il y a ici des gens qui font des amulettes, mais si tu recherches une guérison complète, va-t-en en Autriche-Hongrie dans la ville de Sadgora chez le Rebbe Avraham Yaakov, le fils du Rebbe de Ruzhin(3). » 

Elle prit ses bagages et partit pour Sadgora. Elle se fit héberger chez la femme d’Abraham Isar, qui avait fait de sa maison une auberge pour les voyageurs ; s’ils mangeaient leur propre nourriture elle leur permettait de la faire cuire dans son âtre, et ne leur réclamait que le prix de la nuit. Ainsi faisait-elle avec tous les voyageurs, à plus forte raison le fit-elle avec cette femme qui venait du pays d’Israël. 

Le moment où elle entra dans cette auberge était l’heure de minkha(4), et le temps qu’elle ait déposé ses bagages le soleil s’était couché et le jour s’était obscurci. La femme se dit : « Je vais me coucher et me reposer de la route, et demain je me lèverai de bonne heure et irai trouver le tsaddik. » Et dans la simplicité de son cœur elle 

  • 3 Rebbe est la prononciation yiddish de Rabbi, le maître hassidique (qui est aussi le Tsaddik, le Juste). Le rebbe Yisroel Friedmann de Ruzhin (1796-1850) vécut à Sadgora en Bukovine après avoir fui l’empire du Tsar. Son deuxième fils, Abraham Yaakov de Sadgora (1819-1883) lui succéda ; il avait épousé la fille du rebbe Aaron de Karlin. 
  • 4 Minkha : office quotidien de prières qui a lieu l’après-midi. 

pensait que les démons étaient restés à Galatz et ne l’avaient pas suivie à Sadgora, car Galatz appartenait au roi de Roumanie, et Sadgora à l’Empereur d’Autriche. Et elle ne savait pas que les frontières qu’érigent les peuples du monde n’importent pas là-haut, que là-haut il n’y a pas de territoires, et que lorsque les esprits le veulent ils s’élèvent et volent d’un bout de l’univers à l’autre. Et quand elle se coucha, aussitôt ils vinrent et lui firent fête, que Dieu nous en préserve, au point que leurs cris furent entendus de leurs camarades de Sadgora, et ceux-ci aussi arrivèrent. Et si l’obscurité n’avait pas eu de fin, la nuit de mesure, qui sait si elle serait sortie vivante de leurs mains. 

Quand le jour s’éclaira, elle se leva de son lit et s’habilla, puis elle se rendit à la cour du tsaddik. L’administrateur la rencontra et lui demanda : « Où cours-tu, bonne femme ? » Elle sortit sa bourse et en défit les liens, prit une pièce d’or et la lui donna, pour qu’il la fasse accéder aussitôt auprès du tsaddik. L’administrateur prit la pièce d’or et pensa faire entrer la femme aussitôt ; mais l’esprit du gain lui souffla — qu’une femme qui donnait une pièce d’or pouvait donner une autre pièce d’or, et encore une autre. L’administrateur se dit : « Deux pièces valent mieux qu’une, pour ne rien dire de trois et de quatre. » Il lui fit bon visage et lui dit : « Tu ne viendrais pas du pays d’Israël ? Quoi de neuf là-bas ? » Elle lui dit : « Ne me demande pas cela, Juif de mon cœur, depuis que je suis partie du pays d’Israël un grand malheur m’est venu, je ne sais plus où j’en suis. Je t’en prie, conduis-moi tout de suite auprès du rebbe. » L’administrateur roula ses deux yeux vers le ciel et gémit du fond du cœur, comme quelqu’un qui souffre de la douleur d’autrui, et il dit : « Il y a beaucoup de malheurs par le monde, et ton malheur sans doute n’est pas mince ; mais la compassion de Dieu, béni soit-Il, est grande, et tu ne dois pas désespérer ; aujourd’hui il n’est pas possible d’entrer 

 

chez notre rebbe. Attends à demain, je te ferai entrer jusque devant lui, et je me porte garant que le rebbe te donnera sa bénédiction, et tu seras débarrassée désormais de tout malheur, de toute angoisse. » La femme rentra à l’auberge toute déçue et elle y attendit le lendemain.