L’INTIMITÉ PROFONDE DU TEMPS

VENISE A BESOIN D’ÊTRE RESTAURÉE, tout le monde est d’accord1 ; et avant tout d’être nettoyée, avec intelligence et courage. Mais il est clair qu’il ne suffit pas de nettoyer ni de restaurer tel ou tel palais, telle ou telle église, selon des critères qui dissimulent en réalité, pour ainsi dire, une esthétique du monument. C’est tout le tissu de la ville qui doit être conservé, et, quand c’est possible, récupéré dans sa cohérence structurelle. Il y en a peutêtre qui sont disposés à laver la place Saint-Marc, par exemple, à redonner à l’icône ardente qu’est la façade de la basilique la couleur de ses marbres et la splendeur de ses ors, ou peut-être encore à en retrouver le pavement originel de briques rouges en arête de poisson. Le résultat ne pourrait être que splendide, notamment parce qu’il rétablirait non seulement la couleur qui est la vie de Venise, mais le sens spatial lui-même de la place à son origine : la façade « viendrait en avant », pour ainsi dire, et la place ne donnerait plus l’impression actuelle de vide peut-être excessif. Mais ce serait restaurer un détail, si remarquable soit-il, alors que c’est toute la ville, dont la place n’est qu’un épisode, qui doit, partout où c’est possible, être retrouvée, maintenue, rapportée à son sens : le sens qu’elle a gardé pendant toute son histoire (aussi longtemps qu’elle a eu une histoire), et qu’elle a même renforcé avec une fidélité imperturbable. Mais il faut avoir une idée claire de ce que fut ce sens (et, par bonheur, de ce qu’il est encore). Quiconque a perçu et reconnu cette idée ne peut évidemment pas imaginer, par exemple, de diviser cette ville finalement de taille modeste en des zones à préserver et d’autres à abandonner ; ou de détruire des structures d’une cohérence parfaite, au motif que ce seraient des « détails secondaires ». Quel triste destin.