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NOUS TRADUISONS ICI LE TROISIÈME CHAPITRE, intitulé « Autour de Venise », de Laguna Mondo, un livre d’entretiens de Gianfranco Bettin avec Renzo Franzin paru en 1997 (Portogruaro, Nuova Dimensione). L’ouvrage est en vérité de nature autobiographique : il décrit à grands traits les étapes de l’itinéraire propre de l’auteur, né à Marghera, et vite impliqué dans un certain nombre de luttes — à Venise et hors de Venise — liées à l’écologie dans sa version la plus ardente de critique sociale, courant qu’ont représenté en Vénétie de grandes figures ou bien disparues, comme celle d’Alexander Langer (qui s’est suicidé en 1995, et dont les textes sont souvent décisifs, et assurément anticipatoires1), ou bien toujours actives, comme celle de Goffredo Fofi. Un monologue que ce livre d’entretiens, en vérité, plus qu’un dialogue, même s’il est savamment orchestré par Renzo Franzin, trop tôt disparu en 2005 et fin connaisseur de Venise et des eaux de sa lagune — comme en témoigne Il respiro delle acque (Portrogruaro, Nuova Dimensione, 2006), anthologie de ses textes « vénitiens ».
Dans le premier chapitre, « Lagune arc-en-ciel. Metaphora Mundi », Gianfranco Bettin citait le compositieur Luigi Nono, vénitien, fils luimême d’un peintre vénitien célèbre (la tombe du compositeur, du reste, s’honore dans le cimetière San Michele) : Venise est « un système complexe qui offre une écoute pluridimensionnelle », où il est même possible, ou plutôt essentiel, d’« écouter le silence ». « Écouter les pierres blanches, pas seulement les voir, non comme des entités repliées sur elles-mêmes, mais pour les relations qu’elles ont entre elles. Les îles. Les différentes routes possibles... Écouter les pierres, les briques rouges. Écouter l’obscurité, écouter comment les lumières bougent, comment l’eau émet de la lumière. Écouter le ciel être une créature des pierres, des briques, de l’eau, savoir voir et écouter l’invisible et l’inaudible. » Une méthode, en somme, qu’il ne faut pas croire aussi lyrique qu’elle en a l’air. Elle est tout simplement rigoureuse. Ce n’est pas le moindre mérite de ce livre d’entretiens que de nous le faire comprendre. Elle vise d’abord à ceci : donner à mesurer que Venise, comme toute autre réalité sans doute, mais plus que toute autre à proportion de son histoire et de ses doubles imaginaires, est évidemment irréductible aux fantômes d’or et de rêve que nous portons en nous. Mais ce premier travail, devenu depuis quelque temps déjà étape obligée, ne suffit pas ; il convient non seulement d’approfondir et d’étendre la perception comme y invite le compositeur disparu, non seulement, parlant de Venise, de ne pas oublier la lagune, les îles, Mestre, Marguera, l’industrie, la pêche, les cargos, bref la vie réelle, mais, conformément en cela, au fond, à ce qui a fait la fascination pour Venise durant des siècles, d’y voir comme cristallisé en un espace restreint ce qui pourrait se dire du monde lui-même : Venise devenant (et le devenant aujourd’hui à son corps défendant) le laboratoire où se concentrent les problèmes de l’habitat humain, le résumé, en la richesse inégalée d’un lieu sui generis et, pour cette raison même, universalisable en sa dimension critique, des contradictions de la vie moderne. Ville-monde, donc, mais en un tout autre sens que celui des géographes et des sociologues méditant sur la dimension des métropoles. Écoutons Gianfranco Bettin :
« Venise, la lagune, sont un monde, un microcosme, pour reprendre Magris, même s’il y a dans ce microcosme des éléments d’une telle grandeur et d’une telle portée naturelle ou culturelle qu’ils congédient toute lecture réductrice. Le Palais des Doges est la culture du monde. La Basilique l’est. Venise tout entière. Le retable de Bellini à San Zaccaria, l’Assomption des Frari, les mosaïques de Torcello. Ou les murazzi. Ou l’hydrodynamique de la lagune, c’est-à-dire le véritable secret de son existence, du miracle qui la rend possible. Nous pourrions poursuivre : il s’agit d’une série infinie de caractéristiques présentes dans le “monde Venise”, dans le “monde lagune” qui en soulignent le prix énorme, absolu, l’inestimable valeur pour le monde entier, et, en même temps, l’inévitable dépendance à l’égard du monde entier. Ou, si l’on veut, qui révèlent l’interdépendance de toutes les choses, de tous les phénomènes. En peu de lieux, on sent la présence du reste du monde autant qu’à Venise. On la voit évidemment dans la foule, les touristes, les visiteurs, les hommes d’étude, chez ceux qui chosissent cette ville pour y organiser toutes sortes de manifestations, [...] pour participer à un symposium international sur les origines de l’univers, ou, bien sûr, pour un week-end romantique. Mais la présence du reste de la planète, on la saisit aussi, et peut-être davantage, dans les phénomènes physiques, environnementaux: on peut vérifier ici plus qu’ailleurs la justesse de la formule selon laquelle le battement d’ailes d’un papillon à un bout du monde est capable de produire un raz-demarée à l’autre bout. Bref, la lagune est un monde, mais elle est dans le monde, et son destin interagit intimement avec le destin physico-chimique de la planète. Peu de lieux sont aussi exposés, par exemple, à toutes les variations climatiques, si minimes soient-elles, et à toutes les altérations qui s’ensuivent du niveau et de la fréquence des marées.Venise disparaîtrait si le monde, comment dire, embarquait plus d’eau. Le XXe siècle est un siècle qui a mis à dure épreuve la capacité de Venise à rester dans l’eau. [...] Il a assez montré comment on peut mener presque jusqu’à la rupture un monde qui a été pendant des siècles tenu à grand peine, mais génialement, dans un équilibre exceptionnel, dramatique. La ville qui a grandi dans les eaux, “la ville la plus ville qui soit”, précisément en tant qu’elle a été sans cesse bâtie, restaurée, entretenue, comme l’a écrit Sergio Bettini [...], cette ville, et cette lagune, ont été progressivement acculées à une situation de déséquilibre tragique. Venise, la lagune, qui étaient l’exact opposé, sont devenus un système de déséquilibres : environnementaux, sociaux, économiques, culturels. Il a suffi, pour la lagune, d’altérer la portée et la vitesse du flux de la marée. Comme toujours, ce siècle aussi a pu vérifier que la marée “selon les heures baisse et croît selon les heures”. Mais avec une tout autre impétuosité et une articulation totalement différente. L’eau a creusé de profonds canaux, des bras de mer, là où la lagune avait auparavant une profondeur modeste, et elle a amené la puissance des vagues là où il y avait seulement la propagation douce et modérée du flux, domestiqué par des canaux, des étiers et des barènes, par les saillies légères du milieu de la lagune et des bancs de sable. Le monde, modifié par les interventions humaines et, en premier lieu, par l’impact de la modernité, modifiait le monde lagunaire, le bouleversait, le réduisait en comblant des parties de la lagune, en y faisant échouer, venus des champs cultivés, des montagnes, des collines et des horizons plus lointains, des déchets, des détritus, des pollutions, en envahissant le “monde Venise” avec sa consommation, ses produits, ses activités. J’ai raconté ces vicissitudes plus en détail dans un essai de 1991, Fin de siècle à Venise. Là où volent les lions [trad. fr. M ; Pozzoli, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 1993]. Un jeune chercheur vénitien, Giannandrea Mencini, l’a fait en décrivant la situation jusqu’à nos jours dans un livre plus récent, Venezia, acqua e fuoco [Venise, Il cardo Editore, 1996]. C’est en raison de ces vicissitudes dramatiques et vraiment épocales qu’André Chastel a pu dire que “Venise est devenue le symbole de nos responsabilités” et que le devoir de la sauver, ce défi particulièrement relevé, ce “défi vénitien”, “n’est que l’épisode central de la crise du monde moderne, lequel devra revoir son style de vie”. C’est seulement par une transformation des priorités, des paradigmes, des habitudes courantes elles-mêmes que le monde, en se modifiant et, en un sens, en se sauvant lui-même, sauvera la possibilité qu’existe ce miracle de ténacité, d’ingéniosité, de technique, de culture et de politique qu’est Venise. Les nœuds décisifs de la complexité et de la modernité s’entrelacent réciproquement autour du destin de Venise comme autour du destin de la planète. »