LE GHETTO ET LES JUIFS DE VENISE (1866)

FILS DUN IMPRIMEUR DE L’OHIO, William Dean Howells (18371920) est un autodidacte qui, tout en travaillant comme apprenti pour son père, étudie plusieurs langues ; il traduit ainsi de la poésie, des nouvelles françaises, espagnoles et allemandes pour le journal de l’imprimerie familiale. En 1860 il se rend à Boston où il rencontre les grands écrivains de l’époque (Hawthorne, Thoreau, James, etc.). Ayant rédigé une biographie d’Abraham Lincoln, élu président en 1860, il en est remercié en étant nommé consul à Venise à la fin de 1861, alors que la Guerre de Sécession fait rage. Howells n’a que 24 ans et ce n’est pas sans questionnement moral qu’il évoquera ces « quatre années de loisir ininterrompu pour l’étude et le travail littéraire ». Son travail de consul semble en effet une sinécure : les États-Unis sont en guerre et Venise, encore sous la coupe autrichienne (jusqu’en 1866), sombre dans un lent déclin commercial.Vivant de son maigre salaire, il y apprend les langues, voyage, va se marier à Paris (avec Elinor Mead, en 1862), revient et poursuit une existence paisible, étudiant l’histoire commerciale de la vieille cité. Ainsi fait-il ses gammes d’écrivain et parvient-il à publier ses articles de voyage dans plusieurs revues littéraires américaines prestigieuses. Mais jugeant sans doute que les préparatifs ont assez duré, il ne souhaite pas renouveler son mandat de consul et finit par rentrer au pays en 1865 (juste après l’assassinat du Président Lincoln) et s’installe à Cambridge, Massachusetts. Il publie son premier livre de souvenirs, Venetian Life en 1866, d’où les pages que nous traduisons sont tirées (London, N. Trübner & co.). Plus tard, influencés par Balzac et Tolstoi, paraissent une quarantaine de romans et recueils de nouvelles dans la veine réaliste et sociale. On retiendra La Fortune de Silam Lapham (1885) et L’Été Indien (1886). Devenu dès 1871 rédacteur en chef de la revue Atlantic Monthly, il ne cesse de consolider sa position de critique littéraire influent et joue un rôle majeur dans la diffusion du réalisme européen aux États-Unis. Il est un des sept membres fondateurs de l’Académie américaine des arts et des lettres en 1904. William Howells s’éteint dans son sommeil en 1920. 

Pris d’un doute extrême sur la possibilité de consacrer un chapitre à un tel sujet sans une maigre plaisanterie à l’égard de Shylock et, celle-ci une fois énoncée, à convaincre le lecteur que j’ai rempli mon contrat à son entière et sereine satisfaction, je dis d’emblée que Shylock est mort. S’il était vivant, Antonio se garderait bien de cracher sur ses superbes pantalons, ou sur son habit de Paris ; il préfèrerait largement l’interpeller, « Cio’ Shylock ! Bon di ! Go piaser vederla ». Et si par hasard Shylock obtenait d’Antonio la folle promesse d’être payé une livre de sa chair sous certaines conditions, l’honnête commissaire de police à qui les deux compères auraient présenté leur affaire les aurait tous deux envoyés à l’asile de fous de San Servolo. En un mot, l’état actuel des rapports entre Juifs et Chrétiens dans cette ville, ne donne aucune chance au Marchand de Venise ; et le lecteur, même s’il juge le Ghetto suffisamment bruyant et sale, n’y rencontrera pas de population opprimée, ni ne sera témoin des insultes et des coups que le devoir chrétien infligeait autrefois aux ennemis de notre foi. 

Le Vénitien catholique comprend certainement que son concitoyen juif est destiné à des épreuves peu enviables dans l’autre monde, mais Corpo di Bacco ! ceci n’est certainement pas une raison pour ne pas être amis dans celui-ci. Il le rencontre quotidiennement à la bourse et au casino et saisit l’opportunité de ses conversazioni. S’il le méprise encore — ce que je crois —, il garde son mépris pour lui ; car le Juif a dans sa main une grande partie du commerce de la ville et détient le pouvoir de l’argent. Il a fait des études, est libéral et éclairé, et le dernier grand nom de la littérature vénitienne est celui de l’historien juif de la République, Romanino. Les sympathies politiques du Juif sont invariablement patriotiques et il ne s’annonce point comme Ebreo, mais Veneziano. Riche, il vit dans un palais ou dans une belle maison sur le Grand Canal, tout en en meublant et louant beaucoup d’autres (à des loyers qui, dois-je dire, fleurent le prêt garanti par la livre de chair) où il n’habite point. La fameuse et magnifique Ca’ d’Oro appartient désormais à une famille juive ; et un Israélite, médecin le plus distingué de Venise, occupe l’appartamento signorile dans le palais du fameux Cardinal Bembo. Le Juif est médecin, banquier, industriel, marchand ; et il se fait respecter pour son intelligence et sa probité — qui peut-être ne fait guère plus exception que celle des Catholiques italiens. Il s’habille bien — avec cependant cette indéfinissable différence qui en tout le distingue du Chrétien — et sa femme et sa fille suivent la mode et sont élégantes. Il leur arrive parfois aussi d’être très jolies ; j’ai aperçu une dame juive qui aurait pu sortir d’une page sacrée remontant à l’âge patriarcal, et s’appeler Rebecca avec une grâce orientale, un air, un maintien racé, délicat et sensible — ni plus occidentale ni plus moderne qu’un lys de Palestine.