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VINCENZO CARDARELLI.
C’EST LA LETTURA. Rivista mensile del Corriere della Sera qui a publié pour la première fois ces pages (le 1er janvier 1937, pp. 1072-1076), avec des dessins de Mario Vellani-Marchi, que nous trouvons assez peu accordés à cette prose (quoique Vellani-Marchi fût par ailleurs un bon peintre), mais qui somme toute ont leur charme : il eût été discourtois — sans fidélité, les Mânes s’effacent — de ne pas les reproduire ici. Plus tard, en 1939, sous le titre très simple de Venezia, Vincenzo Cardarelli inséra ces pages dans un très beau recueil intitulé Il cielo sulle città (Milan, Bompiani), augmenté à maintes reprises. Les Opere, parues chez Mondadori en 1981, n’indiquaient pas les variantes par rapport au texte original. Le même scrupule que nous évoquions a fait choisir la première version de ces pages, et recueillir en notes celle des éditions dites définitives. Voilà pour la chose philologique, sur laquelle il n’est pas nécessaire d’épiloguer.
Les textes sur Venise ne manquent pas. Ils sont légion, et se bousculent un peu, à vrai dire. Plus rares, ceux qui sont justes. Et plus rares encore, ceux, en l’occurrence, qui ne brodent pas une énième fois sur Venise mortelle (toujours ce parfum, précieux en son ordre, mais entêtant, excessif, comme les complaisances symbolistes et belles de Bruges la morte, par exemple), mais parlent d’un calme vivant, d’une vie, simplement plus fluide qu’ailleurs, silencieuse et peuplée, ou traversée de cris d’enfants. Une ville tout ensemble de volonté (sans quoi elle n’eût pas existé, cette question-là se posant pour elle plus que pour d’autres) et d’acceptation (sans quoi elle n’eût pas existé non plus, dans ce commerce avec l’eau qui la baigne et lui impose sa puissance). Il faut, pour voir, au moins trois ans.
La première fois qu’on voit Venise, on a l’impression de se trouver dans une ville inondée de l’arrière-pays. Les poteaux du télégraphe courant joliment sur la lagune, les îles émergeant çà et là, avec leurs arbres et leurs bâtiments, comme d’une plaine couverte par les eaux, cette barque commune sur laquelle se traîne un agent de police en tenue d’été le long du Grand Canal, et qui ressemble à un canot de sauvetage — tout concourt à accroître la méprise (1).
Trompés par les apparences, nous nous abîmons à suivre des yeux et de l’imagination, dans toute son étendue, le fléau qui a frappé la ville, l’ensevelissant à demi dans les eaux, envahissant toutes ses rues et ses venelles, ses boutiques et ses cafés. Mais au sortir d’un rio, une gondole surgissant soudain sur le Grand Canal nous rappelle que nous sommes à Venise. Ce que nous admirons n’est pas le produit d’un cataclysme, mais la création de l’homme, le chef-d’œuvre d’une race ingénieuse et patiente qui construisit une ville au milieu de l’eau, pour des raisons défensives, bien sûr, mais surtout, je crois, par amour d’une idée — faire quelque chose d’inouï et de jamais vu : Venise. Où, à vrai dire, on n’a plus le sentiment de ce qu’est la terre, la bonne terre limoneuse et féconde, qui empoussière les vêtements et nous fait de l’ombre avec ses arbres, la terre modératrice des vents avec ses collines, tendrement langoureuse dans les nuits de lune, peuplée d’effluves, de voix et de chants. Il n’y a ici que pierre et eau. La vie d’une ville qui fut si puissante dans le monde, et si belle aujourd’hui encore, se réduit à ces deux éléments.
Voilà pourquoi le moindre indice de végétation surprend, à Venise, de façon singulière. Il y a quelque chose d’incroyable à voir monter le matin, vers Rialto, certains chalands pleins à craquer de légumes frais. Ces chalands brouillons et branlants déposent au pied des palais du Grand Canal une note d’humilité et de gaieté inattendue, et parviennent à nous faire bien mieux comprendre Venise que les fameux bragozzi tout pomponnés de Chioggia, venus dans la nuit débarquer le poisson sur le quai des Esclavons (2). Ce n’est pas pour rien que les Vénitiens s’enorgueillissent de leurs maraîchages. Personne ne parviendra jamais à les convaincre, par exemple, que la laitue romaine vaut mieux que le chicon de Trévise. Pour quelques feuilles de salade, ils donneraient volontiers toutes leurs raretées et spécialités poissonnières les plus renommées.
Les peintres de la lagune, autrefois, ne peignaient que ciel et eau. C’était une peinture faite de formules, et d’une manière repoussante. Puis vinrent des peintres plus modernes et subtils, qui découvrirent la vraie poésie de la lagune, consistant, en l’espèce, dans les arbustes graciles de l’estuaire, dans ses traces désespérées de verdure et d’habitat rustique. Telle est en somme la poésie des îles autour de Venise, qui parle des lieux vénitiens originels (3), comme Torcello, cathédrale d’une époque immémoriale, avec ses précieuses mosaïques, ensevelie au milieu des roseaux. Beauté perdue, à laquelle semblent s’accorder, dans la cité des Doges, les altane brunes, les volets de bois pesants et typiques (4) qui représentent, par opposition à l’architecture vénitienne ajourée, une survivance lointaine (5) de la maison rurale ou palustre.
Secrète nostalgie de Venise pour la campagne, harmonieuse dissension intime sur laquelle il est inutile d’insister, mais qui éclaire l’histoire, les traditions, les coutumes de la Sérénissime, non moins que la profondeur et la dureté de ses conquêtes aspirant à la terre ferme. Les voiles vénitiennes sont couleur de terre et désirent le port. Des étendards religieux et domestiques firent naître, où qu’ils parvinssent, autant de Venises.
Je pense que pour fonder cette ville, il a fallu beaucoup de bois, et que les premiers constructeurs de Venise devaient être des bûcherons, qui se sont changés, plus tard, en ouvriers d’arsenal. De souche latine, ils descendaient des lointaines frontières italiques, portant dans leur caractère quelque chose de têtu et de nordique. Dans l’étude de l’élément lagunaire, ils déployèrent un talent pré-
cocement scientifique (6), et furent de grands excavateurs de routes marines comme les Romains de routes terrestres ; car la lagune, avec ses hautes et basses marées, laisserait souvent la ville à sec, s’il n’y avait pas ces canaux secrets assurant la continuité du trafic (7).
Dans les jours de brouillard, les cloches éparses dans la lagune, sonnant toutes ensemble, sans interruption, avec des tintements plus ou moins amortis par la brume et la distance (8), signalent la
route au bateau du Lido, aux bâtiments, au bragozzi qui se dirigent à tâtons vers la pleine mer (9).
Ainsi les Vénitiens, peuple si retiré, gagnèrent la mer ; et leur puissance naquit d’une situation originellement à l’écart et défensive.
Ce fut alors que Venise se couvrit de marbre, s’orna de statues, de colonnes, de palais étincelants. Les dépouilles les plus précieuses de Byzance concoururent à l’embellir. Et (10) ce qui étonne le plus, dans une ville bâtie dans les conditions de terrain et de milieu que l’on sait, boisée et fragile comme une cannaie, ce sont certains édifices monumentaux tellement hauts et massifs que leur seule vue nous fait trembler, comme s’ils devaient s’effondrer sous nos yeux. Ce n’est pas la terre qui soutient Venise, c’est la volonté tenace, la hardiesse, la tendre obstination de ceux qui la bâtirent avec une science ressemblant beaucoup à celle qu’il faut pour construire un bateau. Nous la voyons flotter à la façon d’une fleur marine capricieuse. Nous nous l’imaginons parfois comme le rêve de midi que ferait un triton.
La lagune se lie à la mer par mille veines capillaires, et Venise a la même vie épuisante et instable que la lagune qui la pénètre en chacune de ses fibres. Les eaux lagunaires ont façonné (11) au cours des siècles, de leur pression souterraine, le pavement géologique de Saint-Marc, solennelle nef mystique ou grotte traversée d’éclats dissous dans une atmosphère ténébreuse et marine.
Il y a des moments où Venise prend eau de toutes parts, et si la barque de Saint-Marc ne sombre pas en ces occasions, c’est seulement qu’il s’agit d’une barque apostolique. Je pense aux inondations soudaines qui se produisent du dedans, à travers les pores de Venise, comme par un phénomène de transsudation. Possibles en toute saison, elles sont plus fréquentes l’hiver, quand les pom-
9 Ajout : Et rien n’est plus doux, plus authentiquement vénitien, que ces cloches invisibles annonciatrices du danger et du mauvais temps.
10 Var. : Mais
11 Var. : semblent avoir façonné
piers sont toujours en alerte pour faire face aux désastres qui peuvent survenir à chaque instant. Désastres pour ainsi dire familiers, auxquels les Vénitiens (12) se montrent particulièrement préparés. Quel curieux spectacle, alors, de voir les gens marcher en sandales sur la place Saint-Marc ! Quel sentiment joyeux de danger évité nous donne, certains matins (13), la vue du pont de bois suspendu entre les Procuratie nuove et les vecchie, quand l’inondation a pris fin ! Comme il est amusant, en somme, de vivre dans cette ville si fluide, si plongée dans l’eau, que même les femmes vénitiennes donnent l’impression d’être un peu aqueuses. La lune à Venise : de l’eau et du lait.
*
Je me rendis à Venise, un été, pour y passer quelques jours. J’y restai trois ans. Qu’on ne croie pas à une plaisanterie si j’affirme que dans ma décision de m’établir pour un temps dans cette ville, la saveur de ses produits de la mer a beaucoup compté. Sans être un fin gourmet, j’ai toujours eu des dispositions pour juger un pays et même une famille à la façon dont on y mange ; ce qui fait de moi un hôte peu recommandable. Comme de ce côté, donc, Venise n’a rien à envier aux autres villes italiennes et qu’on y mange généralement bien, même dans les trattorie les plus modestes, on ne s’étonnera pas que grâce à quelques sensations gastronomiques vagues et peu recherchées, j’aie été invité à m’abandonner en toute confiance au charme vénitien, malgré la mauvaise odeur des canaux, certains jours, et la chaleur suffocante qui faisait fermenter, la nuit, dans ma chambre, le vernis des meubles.
Les Piombi de Venise ne sont pas une légende (14). En outre le sirocco, dans cette ville, s’associant aux mauvaises odeurs que j’ai dites, est particulièrement délétère. Mais le climat de la lagune, un peu pestilentiel en été, devient soudain léger et pur à l’automne, quand Venise est tout entière lagunaire, c’est-à-dire privée de toute inquiétude marine, et révèle son véritable caractère de ville nordique tout droit sortie des fables. Oh, les longs et doux automnes vénitiens !
L’été s’en va brusquement, sans laisser la moindre trace. Il coule à pic dans les canaux comme une vieille gondole usée. On s’aperçoit de son passage à la raréfaction progressive des étrangers qui, en nombre toujours plus réduit, occupent les tables des cafés de la place Saint-Marc, alignées à l’extérieur des Procuratie. Dans ces glorieuses rangées, remplies hier encore d’un public fictif et doré (15), des vides se sont faits soudain, d’une mélancolie poignante.
Désormais les quelques personnes qui s’y attardent sur le soir ne sont plus des étrangers égarés, mais des clients habituels, des types du lieu, qui s’étaient confondus, les mois d’été, avec la vague (16) des touristes, pour rester ensuite à découvert sur la grande place comme des coquilles d’oursin et des os de seiche sur la plage. Ils semblent rester là à tirer le bilan de la saison, à recueillir les potins, ou à en savourer, selon leurs humeurs et leurs habitudes, la dernière gorgée. Le temps viendra vite où la place fabuleuse, à n’importe quelle heure de l’après-midi, deviendra un campo ensoleillé à l’usage des nourrices et des enfants (17). En attendant, l’automne
vénitien s’associe à ce vaste sentiment d’exode et de solitude inattendue. Les crépuscules tombent vite, excessivement bruns ; on dirait que la ville prend le deuil du départ des étrangers, si ce n’était le moment précis où sa vraie vie se manifeste.
Et voilà, le soir, la place Saint-Marc, au trois quarts déserte, moite, sévèrement éclairée comme un porche de maison patricienne, tandis que du côté des Procuratie vecchie se font plus nombreuses et riantes les lumières de scène des vieilles boutiques, et que s’anime la promenade obligée le long du Liston, avec ces bruits d’eau que détermine la marche traînante, et le bourdonnement des conversations. À l’écart, énorme (18), Saint-Marc n’a plus qu’une lumière votive. Le Palais des Doges et la Piazzetta rentrent, pour ainsi dire, dans la nuit des temps (19). La foule s’engouffre dans les Mercerie qui sont tout un ruisseau de vif argent (20) faisant penser à la colonne de mercure du thermomètre ; elle se répand dans les ruelles (21), disparaît dans les cours. C’est là que nous devrons désormais chercher Venise. De jour en jour, de soir en soir, nous avons l’impression (22) de la découvrir dans ses aspects les plus intimes (23), dans ses inclinations et ses habitudes séculaires, comme on s’aperçoit, sous l’effet de la marée basse, de la présence des canaux ensevelis dans la lagune.
Étrangeté et nouveauté d’une semblable résidence. Silence profond, impressionnant de la nuit lagunaire. Scénographie romantique et sombre de Venise nocturne. Mystère des ruelles, aspect sinistre des cours faiblement éclairées, avec le puits couvert
au milieu (24), des maisons qui montrent leur côté le plus ingrat, un peu revêches, hermétiquement closes à l’assaut des moustiques, noms étranges des ponts : pont de la mort, pont de l’assassin.
Dans les premiers temps, rentrant chez moi à une heure tardive, j’acceptais avec plaisir la compagnie de quelques amis, comme si, à l’improviste, dans une ruelle sombre et déserte, j’avais pu faire la rencontre du pauvre petit boulanger. M’étant rassuré par la suite, assez vite, sur le naturel particulièrement affable et protecteur de la population vénitienne, je compris qu’il n’y avait rien de moins dangereux ni de plus agréable que de se promener seul, et même de se perdre, pendant les heures nocturnes, dans ce labyrinthe silencieux de ruelles et de canaux, où rien ne peut vous faire sursauter, sinon le sillage d’un ragondin ou le bruit sourd d’une rame frappant le bord d’un rio comme une jambe de bois.
Les voix des gondoliers qui s’annoncent aux tournants pour éviter un choc (25), sont des voix qui ne nous concernent pas. Elles viennent d’un autre monde. Ces naufragés ici-bas, ces habitants de l’abîme, ne demandent pas notre secours. Ce sont des voyageurs qui nous sont familiers, bien que leur présence nous surprenne à chaque fois. Nous les entendons (26) s’agiter la nuit dans les canaux les plus insoupçonnés. Ils surgissent à l’improviste de l’arche d’un pont comme des fantômes et glissent en silence, jouissant du véritable, du noble aspect de Venise ; et nous qui sommes contraints de n’en connaître que l’envers, nous ne le découvrons que par bribes, à travers des chemins dérobés, des itinéraires de service.
Seulement les canaux ont toujours une issue, tandis que les ruelles sont traîtresses et peuvent mener d’un moment à l’autre au bord d’un rio ou dans un recoin louche et sans vie, devant un memento homo de marbre sculpté sur un bénitier (27) qui fut jadis, peut-être, une fontaine.
Ce memento homo semble mis là pour nous faire songer qu’il n’y a qu’une seule façon de marcher à Venise (28) : suivre le courant. Qui cherche les chemins solitaires découvre l’égarement. Ce n’est pas par hasard si29 les Vénitiens, même sur la Place, se gardent
bien de changer d’itinéraire, et si leur promenade la plus imaginative est réglée, endiguée, veux-je dire (30), par le fameux Liston (31).
Partout où vous trouverez, le jour (32), une ruelle dont l’élément humain coule comme l’eau dans les canaux, soyez sûrs que c’est le bon chemin ou plutôt le seul qui s’offre à vous. Et si vous demandez à un Vénitien quelque indication à caractère topographique, vous aurez la surprise de vous entendre répondre : Allez toujours tout droit. Comment est-il possible d’aller droit dans une ville aussi tortueuse ? Pourtant l’expression a sa valeur : elle signifie se laisser guider par les pas d’autrui, savoir distinguer les ruelles populeuses et fréquentées qui ont visiblement une issue, de celles qui sont désertes et aveugles, abandonnées au pouvoir absolu des chats. Cherchez à ne pas sortir du cours commun de la population vénitienne, seul fil d’Ariane dans ce dédale, un fil inépuisable, et vous apprendrez peu à peu (33) à circuler dans Venise en évitant le risque de vous retrouver perdu dans une venelle alléchante, mais sans issue. Instinctivement, vous vous sentirez portés à marcher en file et à droite, comme en procession, ce qui est par ailleurs la seule manière d’éviter, les jours pluvieux, les baleines de parapluies.
Déambuler à Venise n’est donc pas exempt d’inconvénients. Cette ville est nécessairement encaissée, resserrée, pleine d’angles et d’arêtes, précieuse, malléable et retorse comme le verre de Murano qui, incandescent, se laisse façonner et travailler comme de l’argile, et qui, tout à coup, se refroidit et blesse. Passant d’une ruelle à l’autre, par exemple, il est conseillé de virer un peu au large si l’on ne veut pas donner de la tête contre celle du passant qui survient en direction opposée : aventure terrible et assez fréquente.
Et que dire des dangers qui vont avec la pluie et la neige, dans une ville pavée généralement de marbre ? Ces jours-là, on ne compte plus les glissades sur les ponts ni les chutes plus ou moins graves. Toute la ville en parle (34).
On vit à Venise comme dans un charmant exil, non seulement loin de la terre, mais aussi loin du temps. Dans le royaume des eaux, en compagnie des moisissures, qui apparaissent et disparaissent dans les cours avec la même rapidité inexplicable et finissent peu à peu par devenir nos plus chères amies et voisines de palier, parmi tant de pierres veloutées par l’eau, fumées par la brume, calcinées par le soleil, polies et lustrées par le long usage des hommes et cependant privées de l’élément qui nous donne plus que tout autre le sentiment de la caducité des choses, je veux dire la poussière, nous finirons par comprendre que la grâce de Venise consiste à n’avoir (35) qu’un vague soupçon des saisons terrestres, et qu’il est possible, ici, d’oublier la mort, bien qu’il n’existe peut-être pas de ville qui fasse un plus grand usage, et plus innocemment démonstratif, des annonces mortuaires et des pompes funèbres. Même les vitrines des boutiques s’ornent couramment de faire-part de décès ; ils y restent durablement collés (36). Mais cela (37) — outre que le commerce n’en reçoit aucun préjudice — n’exclut pas38 de marcher dans les rues vénitiennes en pensant à la mort comme à quelque chose d’incroyable ; car l’idée de devoir mourir s’affaiblit, dirai-je, à mesure qu’on s’éloigne de la terre, et Venise est un labyrinthe de vie fluide au plus haut point,
dont il semble impossible de sortir, fût-ce pour être conduit au cimetière. Et quel étrange cimetière que celui des Vénitiens, où les morts reposent sur l’eau, sans que l’on sache ni quand ni comment ils pourront retourner en poussière. Pétrifiés, plutôt, ne continueront-ils pas à vivre la vie élémentaire de cette ville sans temps ? Manque à Venise le sentiment, l’horreur de la mort. C’est pourquoi on se plaît, serais-je tenté de dire, à en revêtir les couleurs, les masques, les apparences, comme on pourrait le supposer, entre autres, en considérant la gondole funèbre et le « manteau » macabre (39).
Vincenzo CARDARELLI.
(Traduit de l’italien par Christophe Carraud.)