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L’HISTOIRE DE VENISE SE LIT COMME UN ROMAN1 : le lieu semble une vision fantastique inégalée dont un matin le monde doit finalement se réveiller pour découvrir qu’après tout il a seulement rêvé et qu’une telle ville n’a jamais existé. Notre race n’y semble sérieuse en rien. Les gens y travaillent parfois, mais comme s’ils n’avaient aucun but ; souffrent-ils, qu’on les croirait jouer la comédie de la misère. L’église Saint-Marc, si solidement dressée, avec mille ans sous les pieds de ses innombrables piliers, n’a pas pris une ride, pas plus que le chant grec :
Rien que le flot marin ne change
En tel ou tel faste étrange
dans cette cité fantastique. La prose de la terre a fait naître la poésie de son baptême dans la mer.
Et si, quand on vit constamment à Venise, on oublie parfois pour un temps comme elle est merveilleuse, à tout instant on peut être ébloui par un vibrant souvenir. Rusée, la ville vous attire rue après rue, pas à pas, dans une vieille cour où une volée d’escalier en marbre mène très haut vers la galerie d’un palais désert avec, grimpant sur sa vieille décrépitude, une vigne verte et pourpre, et où encore un ou deux arbres décharnés s’étirent pour regarder par les hautes fenêtres — aveugles depuis longtemps à leur tendresse feuillue —, tandis qu’à leur pied, il y a un puits somptueusement sculpté, dont la pierre est à jamais marquée par la beauté de l’âme du sculpteur. Ou bien Venise nous entraîne en gondole dans un de ses canaux lointains où l’on glisse sur une avenue secrète et calme comme si l’on était dans les profondeurs marines de notre monde laborieux ; où les sinistres têtes sculptées sur les portails des palais nous observent avec une austérité farouche ; où les innombrables balcons sont remplis d’Absences de joyeux cavaliers et de gentes dames bavardant et se faisant la cour sur leurs perchoirs aériens. Ou bien, si l’humeur de la ville se traduit en un charme plus hardi, elle fascine ici même où son pouvoir paraît totalement affaibli, et, comme agacée par notre indifférence, ose alors une beauté plus sauvage, et nous éblouit par un enchantement plus surnaturel et plus incroyable encore. C’est sur la Piazza, et la fanfare autrichienne joue ; les spectateurs vont et viennent solennellement au rythme de la musique, et chez Florian de gentils badauds italiens à l’air absent méditent devant leur petite tasse de café, et rien ne peut être plus stupide. Quand soudain tout se transforme, et surgit le mémorable tournoi où sur scène s’affrontent tant d’actions d’éclat ; et là, sur la galerie de l’église, devant les chevaux de bronze, siègent les Sénateurs, vêtus de robes aux couleurs vives et, au milieu, le Doge coiffé d’un bonnet avec, à son côté, Pétrarque, son invité. Ou le bon vieux Carnaval, qui chaque année a eu six mois pour se déchaîner et qui revient pour inonder les lieux d’une compagnie bigarrée — des dominos, des arlequins, des pantalons, des illustrissimi et illustrissime, et peut-être même le Doge en personne, qui a droit d’incognito s’il porte un petit masque de cire à la boutonnière. Ou peutêtre que revient à Venise ce si grand jour où Doria, de sa flotte génoise mouillant à Chioggia, signifia qu’il n’écouterait le Sénat que lorsqu’il aurait bridé les chevaux de Saint-Marc — et toute la République, riches et pauvres rassemblés sur la place, exigeant la libération de Pisani qui sort de prison, s’avance et bâtit la victoire avec les poussières d’un empire en lambeaux.
Mais quelle que soit la surprise qu’une Venise belle ou mémorable puisse réserver à votre légèreté, soyez sûr qu’elle sera totale et irrésistible. Quand elle veut faire revivre son passé, à quel philtre plus puissant ma Venise a-t-elle recours que le serpent enchanteur du Grand Canal ? Embarqué sur ce grand S, n’ai-je point vu des voyageurs endurcis devenir sentimentaux, et ce prodigieux siffleur n’a-t-il pas poussé des ministres de l’Évangile, puritains et chenus, à se lancer — je l’ai entendu de mes oreilles — dans «cette citation de Byron» puisée dans un guide de voyage ? J’étais assis à coté d’éditeurs musardant dans leurs gondoles, et, ma parole, je les ai vus bannir les journaux de leurs habitudes : bercés par la fascination des lieux, se montrant incapables de sortir leurs propres revues de leurs poches, plutôt que de politique, ils parlaient de vagues absurdités, rêvant de revenir ici avec leurs familles, l’été suivant. En ce qui me concerne, je considère comme à moitié perdue l’année que j’ai passée à Venise avant de m’installer sur le Grand Canal. C’est ici seulement que l’existence peut avoir son parfum parfaitement local. Mais par quelle sorcellerie l’être peut laisser le flot marin le changer au point que la vie semble épouser le flux et le reflux des marées de cette merveilleuse avenue de palais, il serait vain de chercher à le dire. Je peux seulement vous conduire sur notre cher petit balcon de la Casa Falier, et y commenter à bâtons rompus le spectacle qui se déroule sur l’eau à nos pieds.