Questions de droit.

Questions de droit. (Albanese, Cicu, Calamandrei.) 

 

CE NEST PAS LA PREMIÈRE FOIS, bien sûr, que nous publions des textes de nature juridique. Mais il faut dire sommairement pourquoi ceux-là, et pourquoi des textes italiens de cette période ; ceux qui portent dans les pages de Conférence les noms de Calamandrei, de Carnelutti, de Cicu, de Satta, d’Albanese, de Capograssi..., de juristes qui, du reste, sont loin d’être toujours en accord. Du moins s’entendent-ils sur un point décisif (parfois délicat pour certains d’entre eux, par exemple pour Calamandrei quand il réfléchit sur le principe de légalité) : le refus de faire du droit une technique « pure », séparée de toute responsabilité à l’endroit de la vie comme à celui des contenus de la vie ; en d’autres termes, le refus de le voir opérer à distance de l’expérience concrète, à laquelle il ramène de toute façon, pour le meilleur ou pour le pire. Ce qui revient à congédier tout autant la théorie formelle du droit (qui serait du coup applicable en toutes circonstances, sous tous les régimes, avec la même indifférence), exclusivement attentive à la cohérence interne de son système et à l’efficacité de ses applications, qu’une théorie et une pratique abusivement « contractualistes » (celles qui dominent dans le droit anglo-saxon, et qui teintent dangereusement ce qu’on pourrait appeler le droit européen), fort peu soucieuses de savoir à quelles « formes de vie » elles donnent effectivement naissance, et si l’individu qu’elles font paraître mérite encore estime et considération quand les contrats ont été respectés, à supposer que cet individu continue d’exister quand il n’est plus qu’un individu «moyen» et « d’opinion », ou simple terme d’un contrat ; un congé signifié au nom d’une négociation toujours à reprendre avec l’expérience de l’individu et avec celle des contenus et des exigences de la vie en tant qu’elle est et doit être vie proprement humaine. Le droit, en somme, comme un équilibre, extrêmement délicat et cependant contraignant (d’où l’exigence qu’il se doit à lui-même), à trouver avec la vie réelle, la vie effectivement vécue, de sorte qu’on puisse qualifier cette négociation de l’homme avec le monde de nécessaire et de digne. 

Questions assez vertigineuses (comme l’a toujours été, du reste, dans son ordre propre, celle des fondements du droit), alors que chacun de ces auteurs est aux prises, dans le siècle écoulé, avec ce que tant de voix au milieu d’eux ont nommé « la crise du droit ». (Laquelle se poursuit assurément ; notons en passant que les ouvrages, très nombreux, portant sur la notion de crise, n’accordent que peu ou pas de place à la réflexion des juristes, pour éclairer exclusivement ce qu’il en est en médecine, en philosophie, en économie ou en histoire politique — et que tous les noms que nous avons cités, et beaucoup d’autres bien sûr qui y auraient leur place, ne s’y rencontrent pas.) — Mais il se trouve par ailleurs que ces questions, fécondes en soi, le siècle s’est chargé de leur donner une résonance particulière, tant par ses catastrophes que par ses inventions. En l’occurrence, ici, au moment de la reconstruction d’après-guerre (l’article d’Albanese, plus tardif, servant à nos yeux de note fondamentale à ce qui anime une telle réflexion, chez Capograssi, chez Satta, mais même chez un Calamandrei au cœur secret) : que s’agissait-il d’inventer, de réinventer après l’effondrement d’à peu près tout ? La ligne de pensée du droit comme comptable de la substance concrète (et donc spirituelle) de la vie, s’interroge, aussi éperdument qu’elle le faisait à propos des impasses de la « théorie », sur ce que peut être une démocratie qui n’irait pas se compromettre avec les réalités sociales ou économiques, donc sur les conditions permettant à cette démocratie de n’être pas seulement formelle. Mais, pénétrant plus profondément dans la réalité, et remontant d’elle ce qui l’interroge comme droit, qu’est-ce que le droit peut encore dire d’un quelconque contenu, qu’est-ce qui peut encore demeurer droit, rectum, à ses propres yeux, et où peut l’emporter la compromission même avec le réel qu’il appelle de ses vœux pour ne pas s’enclore en un système abstrait ? Il est assez remarquable, à cet égard (tant les « circonstances » et la vie concrète ne cessent de compter aux yeux de tels juristes), que la réflexion finale de Cicu, celle qu’il propose aux auditeurs de son tout dernier cours de nature générale, s’achève sur les doutes que fait naître en lui l’idée d’un droit de grève des employés publics. Au même moment (qui a mobilisé une part importante de la réflexion italienne), Calamandrei éclaire la nécessité de la grève comme droit avec délicatesse, et une sorte d’hésitation. Exemple précis des questions qui se posent, l’une entraînant l’autre, comme se dévide un écheveau — et sans que ce constat invite pour autant à souscrire à la thèse kelsénienne d’un système clos. On préfèrera peut-être la notion d’ordre proposée par Albanese, tellement plus problématique et féconde. Tant qu’on n’aura pas décidé, c’est l’évidence, la crise durera ; ou plutôt, puisque la crise est en réalité la décision même, c’est l’absence de crise qui durera, c’est-à-dire l’état des choses en tant que celles-ci ne sont pas décidées : en tant qu’elles sont reconduites comme procédures et habitudes. En d’autres termes encore : cette prétendue « crise » est essentiellement la soumission du sceau humain, de la décision humaine, aux intérêts systémiques des choses auxquels la vie se rend — ce qui pourrait être la définition d’un capitalisme que Calamandrei n’aimait guère, et qu’il ne pouvait assurément prévoir, à l’heure où il importait d’assurer à la démocratie naissante ou renaissante le corps de dispositions législatives et sociales dont elle avait besoin. (Mais quelle utopie, en réalité ! Car la démocratie de Calamandrei est, comme celle de beaucoup d’autres, une confiance en la vertu, et l’on ne peut faire de la vertu une loi, sauf exercice de la terreur: des régimes totalitaires l’avaient balayée, mais d’autres régimes, libéraux ceux-là, la balaieront pour ainsi dire de l’intérieur, tant les années « glorieuses » remplaceront la réflexion sur la vie par les instruments du confort.) 

Ce que ces textes inactuels peuvent, nous semble-t-il, apporter de plus précieux, c’est précisément d’être inactuels, c’est-à-dire de désigner — c’est là leur dimension de « crise », leur dimension critique — les choix que nous avons faits, traduisons : les décisions que nous n’avons pas prises, quand il s’agissait de donner substance réelle aux droits nouveaux que l’on inventait. Effet, sans doute, de la tendance démocratique à transformer toutes choses en quantités, à ne pouvoir rien traduire qu’en termes de quantités. La question de la grève, ici, est assurément chose intéressante (en soi, et à proportion des analogies qu’elle permet). 

 

Même le « rapport de forces » n’est pas, en son fond, politique, il est comptable, à partir de quoi se font des changements politiques. Soyons plus précis : l’éventuel changement politique ou législatif d’un état de fait ne se produit qu’à proportion du poids économique de ceux qui le réclament. Ou encore : le nombre vaut contenu, ou en dispense. Le même élément factuel — mettons : un trouble à l’ordre public — se trouve juridiquement envisagé en fonction de l’importance économique de l’enjeu (ou de la capacité de nuisance économique de ses acteurs) : ce qui signifie que les mêmes faits, les mêmes actes, n’ont pas, pour ainsi dire, le même degré d’existence aux yeux de la loi, qui mesure la « justice » à l’aune de l’importance économique des «justiciables», ou de leur importance numérique; et que l’État peine avec toute collectivité qui ne lui emprunte pas sa forme ou un souvenir de sa forme, avec toute collectivité passagère, donc intéressée ou particulière — ce qui revient au même. C’est évidemment problématique pour le droit comme pour l’État ; ce l’est aussi pour l’individu, dans la mesure où ce qu’il y a en lui de « vertu démocratique » peut se scandaliser, reprenons le terme paulinien, devant ce règne absolu de la quantité ou de l’opinion tenant lieu de ce qui est juste — et renvoyant perpétuellement l’opération de décision à un avenir incertain où tout se perd. À moins qu’il ne faille dire, avec plus de pessimisme, que l’individu est essentiellement devenu, ce faisant, le petit soldat d’un corporatisme borné, donc qu’il a lui-même perdu, avec le sentiment de l’intérêt général ou de la nécessité de l’État, tout contenu et toute substance. 

La grève, pour Calamandrei, est « une forme différente de la création législative », « un procédé légal pour coopérer à la nouvelle formation du droit du travail ». Comme on aimerait qu’il eût raison ! (Et en quels termes parler de ce qui n’est pas une grève, des formes de plus en plus absurdes de protestation sectorielle, accusant la déliquescence de l’État, mais surtout celle de l’esprit, à commencer par l’esprit public ?) La seule règle, selon Calamandrei (mais alors il passe au plan moral, et quitte le plan juridique et politique, à moins qu’ils ne soient nécessairement liés) est que la grève « doit être quelque chose de grave, de sérieux, de tragique », où il est même question de survie, d’où suit qu’elle doit être « un procédé à caractère exceptionnel » — idée sur laquelle il revient ici à maintes reprises. Mais qui en a la mesure ? Toutes les dispositions législatives reviennent finalement à se poser, dans les termes les plus anciens, les questions mêmes qui firent naître, sous les régimes totalitaires, l’expression de « crise du droit ». On impose difficilement silence aux contenus de la vie. Il faudra bien se décider sur eux. Si le droit est incapable d’en faire l’épreuve, les démocraties sont des mascarades — et l’État un insupportable fantoche, qui a choisi le camp du rien, c’està-dire de l’encombrement des choses. Il y a des tyrannies plus rudes — mais, hélas, il n’y en a pas de plus douces. L’opinion nous tiendra lieu de loi. L’opinion et le système des objets : voilà sans doute les noms de la crise, c’est-à-dire de la durée de l’absence de crise. 

C. C.