TRADUCTIONS - INTRODUCTION

D’un problème constant, mais qui s’est accru. 

Le « petit dialogue » qu’on va lire, et qui, comme son titre l’indique, sert en effet « de préambule » à la Protologie de Gioberti, est, dans son constat attristé, assez réjouissant ; en dépit du paradoxe, il fallait bien cette gaîté amère et mélancolique en préalable à un « discours des commencements », à une « protologie », donc, que Gioberti définit comme « la science qui fournit le premier principe et la méthode de tout le connaissable » : car même le discours des commencements, par les temps qui courent (et ils courent au moins depuis l’époque de Gioberti, qui meurt en 1852), doit à son corps défendant se faire précéder d’un autre qui soit plus attentif que lui aux conditions concrètes de l’esprit — et, en somme, au constat que personne n’a rien à faire de penser quoi que ce soit sur quoi que ce soit, et moins encore de lire un auteur qui le déplore et tâche d’y remédier. C’est que l’opinion du public est à elle-même sa propre idole, et que, devenue mesure de toute chose, elle sait admirablement consentir aux intérêts qui la flattent; l’industrie de la parole publique (qu’on appellera médias un siècle plus tard), comme l’industrie tout court, a compris jusqu’au cynisme qu’il lui était profitable de n’y rien changer, et même d’accroître le phénomène : un curieux accroissement, du reste, puisqu’il s’agit plutôt d’une réduction allant jusqu’à la bassesse — celle qui consiste à dire que ce qui est compris de peu de gens n’existe pas, et que seul existe ce qu’il est bon que tous comprennent, et qu’ils comprennent en effet au point d’en être les consommateurs béats ou revendicatifs (c’est toujours la même logique) et de servir consciencieusement de ravis de la crèche. Il suffira, avec le passage des décennies, que la démocratie soit peu à peu dépossédée des exigences de son sens formel et strictement politique, qu’elle devienne donc l’idéologie de l’égalité tous azimuts (fors l’argent), pour que ce si beau système des âmes et des biens atteigne sa vitesse de croisière : ce qui n’est pas immédiatement disponible (corps et biens) est relégué dans un arrière-monde où personne n’ira voir — soit parce que l’idée d’aller y voir a si bien déserté les esprits que ceux-ci n’ont désormais nul besoin de la concevoir (c’est là que réside « la tragédie de l’école »), soit parce qu’il existe un autre arrière-monde, mais d’une tout autre nature, celui que régit l’intérêt qu’il y a, pour les plus fortunés et cooptés d’ici-bas, à veiller discrètement à maintenir les esprits (c’est-à-dire les comportements), à commencer par le leur (personne, en effet, ne « complote » : ce n’est pas la peine) dans l’état le plus utile à leurs fins propres. (Ajoutons qu’à bien y regarder, ce second arrière-monde est déjà l’auteur de son propre châtiment ; il participe du mal qu’il inflige, et commence même par en être la carrière la plus intime. Il y aurait de quoi devenir providentialiste. En termes plus crus, on pourrait dire, leçon ancienne, que la richesse comptable rend stupide. Les preuves en sont si nombreuses, que l’on comprend le confort qu’offre l’honneur — et seulement l’honneur, hélas — de la pauvreté, dans l’ordre de la simple dignité humaine.) 

Il y aurait évidemment beaucoup à dire sur le constat dressé par Gioberti dans ses pages fières et amusées. Petite monnaie, monnaie «pré-démocratique», pour ainsi dire, de celui que dressait Jean de Salisbury dans son Policraticus (dont le titre est assez énigmatique, somme toute) : au fond, une sorte de protologie sociale, huit siècles avant celle (philosophique et profuse) de Gioberti. 

Les protologies viennent toujours à la fin, ce qui n’est pas un paradoxe. L’a posteriori (c’est-à-dire la dimension critique de la parole, la seule à notre mesure, puisque nous ne pouvons dire d’emblée « que la lumière soit ») donne les justes proportions ; en l’occurrence, chez Jean de Salisbury, l’effacement des grandeurs du siècle derrière les humilités de papier (ou de parchemin). L’histoire réelle est dans le silence des feuillets ; les ouvrira qui veut, pensera qui veut, l’important est de savoir qu’il n’y a aucun nom, aucun geste qui demeurera sans cette humilité factuelle, mais patiente et amusée (oui, le Policraticus est un ouvrage comique, comme il y en aura chez Dante, chez Pétrarque — les Rerum memorandarum libri, ou les Remèdes aux deux fortunes —, chez Balzac, comme il y en eut avec Valère Maxime ou Plutarque). La difficulté pour nous, c’est qu’à cette dernière proposition, celle de l’humilité 

de ce qui existe vraiment, nous ne croyons même plus : car pour y croire, il faudrait garder dans le domaine de l’espérance l’hypothèse d’un sens, d’une dénivellation des choix de vie — et le présent, le goût du présent et de ses fastes (avant, individuellement, le silence sans phrases des hôpitaux et des mouroirs) doit congédier toute espérance pour croire important ce qu’il dit important, soit donc les affaires ou la subjectivité triomphante comme critère de la réalité. 

Or, il ne s’en faut que d’un peu de justesse, c’est-à-dire de travail ; écouter Gioberti, prendre le temps de lire Jean de Salisbury (on adaptera comme on voudra cette histoire de « frivolités de cour » et de divertissements conquérants : les exemples sont légion). Oui, il s’en faut de fort peu de choses ; on songe au verset évangélique : Modicum, et non videbitis me. Peut-on le comprendre autrement que d’habitude ? « Fort peu, et vous ne me verrez plus ». Fort peu de temps, bien sûr, et le Christ s’en va. Mais fort peu, tout simplement : c’est la mesure, c’est la justesse qu’on ne voit pas. Modicum, et non videtis me. Dans ce monde, la justesse disparaît (ou bien elle est le monde sous le « monde »). Ne restent que le bruit et la fureur — devenus hautement civils, adoucis à l’usage de tous, information, supermarchés, ce qu’on voudra. Les cœurs sont peut-être intacts (qui sait ?). Mais Jean de Salisbury, Gioberti ne visaient qu’une justesse publique. Le problème est constant, mais il s’est accru. 

C. C.