PETIT DIALOGUE POUVANT SERVIR DE PRÉAMBULE.

 

Un Ami. — J’ai lu votre manuscrit et vous conseille de ne pas le publier1. 

L’Auteur. — Pourquoi ?
Un Ami. — Parce que son titre s’oppose à son contenu. L’Auteur. — En ce cas, rien de grave : on change la couverture 

et tout correspond. 

1 Texte extrait de Vincenzo Gioberti, Della protologia, « Dialoghetto che può servir di proemio », vol. I (dans Opere inedite di Vincenzo Gioberti, vol. III), Naples, 1861, pp. 1-5. Gioberti — dont les œuvres fourmillent d’idées en tous sens et de toute qualité — mourut à Paris le 26 octobre 1852, dans une solitude complète. Il avait 51 ans. Sa Protologie — un texte foisonnant, qui a quelque chose de fascinant —, où le dialogue ici traduit suit immédiatement la préface, constitue les tomes III et IV de ses Opere inedite publiées en dix volumes par Giuseppe Massari à partir de 1856 ; cette Protologie («Qu’est-ce que la protologie ou science première? C’est la science qui fournit le premier principe et la méthode de tout le connaissable ») fait partie de ces textes que Gioberti appelait lui-même « acroamatiques » (le mot se trouve chez Plutarque), « difficiles à entendre », par quoi se qualifiaient les philosophies « ésotériques », destinées à de rares auditeurs dans une Antiquité soucieuse de ne pas, pour ainsi dire, démonétiser la parole. On trouvera, notamment dans son Introduzione allo studio della filosofia, Naples, 1846 ([Bruxelles, 1839-1840] part. vol. III, p. 48-49) des considérations moins amusées, mais de même nature, donc tout aussi amères, sur la démocratie, que celles qu’on trouve dans le dialogue ici traduit. 

Un Ami. — Je vous recommanderais plutôt de la garder et de changer le livre ; c’est lui qui est en cause, pas elle. 

L’Auteur. — S’il en va ainsi, vous contenter n’est pas aussi simple. Mais quel est le défaut que vous reprochez à mon livre ? 

Un Ami. — Ce n’est pas un livre élémentaire, comme vous l’appelez. 

L’Auteur. — Eh bien, effaçons ce titre d’Éléments, et... 

Un Ami. — Au contraire, laissez-le : c’est aujourd’hui la meilleure recommandation pour un texte. Mais faites en sorte que l’ouvrage corresponde bien à cette couverture alléchante, et que sa première page ne la fasse pas mentir. Vous savez bien que notre siècle ne veut lire que des livres faciles et accessibles, et que c’est en cela que consiste la part la plus notable de ses progrès. Donnez-nous des textes que chacun puisse lire et que tous comprennent sans effort. 

L’Auteur. — Si mon livre n’est pas élémentaire, je vous prie de m’apprendre à quel genre il appartient ; car, à vrai dire, je croyais avoir composé des éléments. 

Un Ami. — Tiens donc ! Vous plaisantez. Figurez-vous que j’ai montré vos papiers à un homme de ma connaissance, grand amateur de philosophie : il les a lus et m’a avoué n’y avoir rien compris. 

L’Auteur. — Vraiment ? Qui est cet amateur ?
Un Ami. — Je ne veux pas vous le dire ; car...
L’Auteur. — Vous me fâchez : j’estime et admire sa modestie. Un Ami. — Vous faites erreur ; car en me rendant votre texte, il 

a ajouté : je parie que l’auteur ne se comprend pas lui-même. L’Auteur. — Oh ! en ce cas, je ne désire plus le connaître.
Un Ami. — Considérez qu’en vérité aujourd’hui, si l’on écrit 

dans l’idée d’avoir des lecteurs et des admirateurs, il faut s’en tenir au genre élémentaire et adapter ses textes au goût en vigueur. Car ne croyez pas que la personne dont je vous parle soit de peu de valeur et novice en la matière : elle fait profession de philosophie, en publie dans les journaux, en parle longuement dans les conversations, et beaucoup la consultent et la vénèrent comme un oracle. Aussi, quand un juge si compétent fait passer 

votre livre pour incompréhensible, ne trouverez-vous plus personne pour le lire. 

L’Auteur. — Ce serait un bien grand malheur. Dites-moi donc, en ami, ce que je dois faire. 

Un Ami. — Brûler votre livre et en composer un autre d’un abord plus facile. 

L’Auteur. — Sur quel sujet ? 

Un Ami. — Le même. Ne m’avez-vous pas compris ? Je ne vous conseille pas de changer de sujet, mais seulement de manière de le traiter. Écrivez des éléments, mais des éléments qui en soient vraiment, c’est-à-dire faciles, populaires... 

L’Auteur. — Mon ami, dans ces conditions, il m’est impossible de vous obéir. Car le livre que vous avez vu ne contient que les tout premiers éléments de la science que j’appelle protologie, et se garde d’en aborder la partie la plus abstruse et la plus profonde. En sorte que s’il s’avère inintelligible, la faute n’en est pas au livre, mais à la science. 

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