PENSÉES D’UN LIBERTIN (Extraits)

UN CITRON AU VINAIGRE : ainsi Ugo Ojetti, critique en vue dans l’Italie de l’entre-deux-guerres, qualifiait-il Arrigo Cajumi. La formule n’est pas mal trouvée : Cajumi avait la plume acérée et ne se montrait pas tendre pour ses contemporains, surtout pour ceux qui, comme Ojetti, occupaient des positions officielles et s’étaient passablement compromis avec le pouvoir en place. 

C’est qu’il avait des raisons personnelles d’en vouloir au Duce. Né en 1899 à Turin, volontaire durant la Première Guerre mondiale, Cajumi s’était lancé dans le journalisme au début des années vingt. En 1921, il entre à La Stampa, le grand quotidien turinois, auquel il donne des articles littéraires et politiques. Très vite hostile à Mussolini, il collabore à l’hebdomadaire La révolution libérale, une machine de guerre antifasciste fondée par un jeune concitoyen incroyablement doué et combatif, Piero Gobetti. Dans l’ensemble d’ailleurs, Turin, ville ouvrière dont Antonio Gramsci a été longtemps l’hôte, accepte plutôt mal le fascisme. Mais voilà : en 1925, le pouvoir, de moins en moins enclin à supporter toute forme d’opposition, interdit la parution de la revue. Gobetti quitte l’Italie pour Paris, où il entend bien continuer la lutte. Mais, à peine est-il arrivé qu’une mauvaise bronchite l’emporte : il n’a pas vingt-cinq ans. Quant à La Stampa, qui a si vigoureusement bataillé contre Mussolini pendant la crise ouverte par l’assassinat du député socialiste Giacomo Matteotti (juin 1924), les lois liberticides de 1925-1926, qui empêchent toute espèce de dissidence et plongent l’Italie 

 

dans la dictature, la privent de ses collaborateurs les plus critiques envers le régime. Cajumi en est exclu en 1928. Rachetée par Giovanni Agnelli — le patron de la Fiat —, dirigée un moment par un Curzio Malaparte cultivant le flou idéologique, La Stampa, comme les autres quotidiens du pays, n’exprimera désormais d’autres opinions que celles du pouvoir. 

Privé de travail, Cajumi se tourne vers l’édition. Employé un temps chez Bemporad, une maison florentine, il finit par trouver un poste chez Treves, grand éditeur milanais célèbre pour avoir publié les œuvres de D’Annunzio. Par ailleurs, si le journalisme politique lui est à présent interdit, rien ne l’empêche de publier dans des revues littéraires, qui en général intéressent moins la censure. À compter de la fin des années vingt, il collabore ainsi très activement à La Cultura. De romaine à l’origine, cette revue est devenue turinoise en 1928 et se signale par une étonnante ouverture d’esprit et la qualité remarquable de ses articles. Ses sommaires annoncent des études de Mario Praz sur la littérature anglaise, du jeune Pavese sur les auteurs nord-américains, de Leone Ginzburg, le futur mari de la romancière Natalia Ginzburg, sur Dostoïevski. La revue accueille même quelques signatures étrangères prestigieuses : en 1933, elle publie un texte de Jakobson sur le Cercle linguistique de Prague. 

Si, comme son titre l’indique, La Cultura ne s’occupe pas expressément de politique, une partie de ses collaborateurs sont hostiles au régime. Plusieurs d’entre eux ont des liens avec « Justice et Liberté », un mouvement d’opposition créé à Paris en 1929 par Carlo Rosselli et Emilio Lussu et qui a des ramifications, clandestines, dans diverses grandes villes d’Italie, en particulier Turin. Tout cela vaut à La Cultura une surveillance attentive de la part de l’Ovra, la sinistre police politique de Mussolini. En mars 1934, Ginzburg est appréhendé et condamné à quatre ans de prison. Mais le coup de grâce viendra l’année suivante : en mai 1935, une grande opération policière décapite la cellule turinoise de « Justice et Liberté ». Plusieurs collaborateurs de la revue sont victimes de ces arrestations. Parmi eux, Pavese et Cajumi. Ce dernier n’écope que d’un mois de prison, mais La Cultura doit désormais cesser toute activité.