STRAUSS SUR L’INDIVIDUALITÉ ET SUR LA POÉSIE

LE TEXTE QUI SUIT EST UN CHAPITRE, le dernier avant l’épilogue, d’un ouvrage intitulé Heidegger, Strauss et les prémisses de la philosophie. L’auteur en est Richard Velkley, professeur à l’université de Tulane aux États-Unis. 

L’histoire de la réception de l’œuvre de Strauss est à faire, et serait sans doute fort intéressante ; elle commence dès les années trente et se poursuit aujourd’hui. Peu d’ouvrages cependant traitent de la dimension proprement philosophique de son œuvre. On peut se demander pourquoi. Il est vrai que son œuvre se présente comme un travail d’historien de la philosophie, son enseignement philosophique, s’il y en a un, se trouve dans les commentaires qu’il fait des grands textes de la philosophie ancienne et moderne. On a par conséquent tendance à en faire un historien. Mais c’est un historien étrange. L’histoire pour lui est une activité nécessaire pour le philosophe parce que l’essence, la réalité originelle de la philosophie a été perdu. Et en cela, il est profondément marqué par Heidegger. Mais surtout, et le fait lui-même est déconcertant, son œuvre se présente comme spécialisée dans le domaine de la philosophie politique, et même si elle consiste essentiellement en travaux « historiques », elle est ainsi renvoyée aux « marges » de la philosophie (mais y a-t-il des marges de la philosophie ?). Or, son œuvre porte sur l’essence et le destin de la philosophie dans le monde occidental. 

L’opinion occidentale moderne conteste immédiatement l’opinion straussienne (et heideggérienne, et nietzschéenne) selon laquelle le sens premier de la philosophie a été perdu. Mais n’avons-nous pas appris que la philosophie consiste précisément à ne rien considérer comme allant de soi ? En un sens, dans le monde occidental moderne, la philosophie va de soi, et c’est sans doute particulièrement évident en France. Si l’on veut faire de la philosophie véritablement, sincèrement, entièrement, ne faut-il donc pas interroger cette « évidence » de la philosophie ? Car si les Lumières nous imposent de raisonner, il serait bien paradoxal de considérer les Lumières comme allant de soi, et de considérer ce qu’affirment, dit-on, les Lumières, comme un dogme. Et telle n’est-elle pas la situation actuelle de la philosophie, sans parler de ses vulgarisations ? 

Strauss soutient que la philosophie entretient avec la cité, le monde politique, une relation de tension compliquée (et l’ouvrage de Velkley explore les lignes de cette tension). Le monde occidental moderne ne voit pas cette tension ou la relègue dans la tyrannie : dans une société démocratique, rationnelle, « ouverte », la philosophie se voit reconnaître toute sa place, au moins comme l’aiguillon toléré qui pousse le pouvoir politique à aller « dans le bon sens ». Du coup, le philosophe se voit identifié à l’« intellectuel », voire à un partisan. Strauss soutient que la tension entre la philosophie et la cité invite l’homme à s’ouvrir à ce qui dépasse la cité. Mais rien ne dépasse la cité dans la cité moderne, si ce n’est l’image de la cité parfaite, repoussée dans l’idéal, ou l’image d’une amélioration progressive, faite à tâtons et dans une forme de désespoir, car on ne peut plus aspirer à la réalisation du paradis sur la terre. Ces dépassements modernes de la cité sont essentiellement non-métaphysiques, ils reposent sur l’opinion que le ciel est vide (ou que la religion est simplement quelque chose de privé dont la vérité n’est pas à interroger), ou qu’il est déraisonnable d’envisager sérieusement une vérité universelle. Ces opinions sont aujourd’hui acceptées dogmatiquement. 

On voit ainsi que les opinions modernes, y compris les opinions de la « philosophie », reposent sur l’idée que « nous autres modernes » avons perdu la « naïveté » des générations qui nous ont précédés, a fortiori la naïveté des Anciens et même des premiers modernes. Cette notion, plus ou moins consciente, est centrale. Strauss prétend le contraire. Les naïfs, ce sont les modernes, ceux qui voient la réalité humaine comme vouée à errer dans le monde sans orientation métaphysique ou cosmique. Les naïfs, et les dogmatiques, ce sont ceux qui prétendent savoir que les Anciens se sont trompés, que l’idée d’un dépassement cosmique ou divin de la réalité humaine est chimérique, que l’idée même de vérité universelle est une illusion. Les naïfs, ce sont ceux qui croient ne pas être dupes des illusions.

 

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