MONSIEUR INGRES

 

COMME le texte inédit d’Étienne Gilson qu’on a lu dans le numéro antérieur, comme ceux qui seront publiés dans les numéros à venir, celui-ci provient des archives du St. Michael’s College de l’Université de Toronto. Il est difficile de dater avec précision la « causerie » qu’a faite sur « Monsieur Ingres » l’auteur de Peinture et réalité (Paris, Vrin, 1958), ce livre admirable de justesse, de simplicité et de clarté ; mais il est probable que ces propos aient suivi d’assez près les Mellon Lectures qu’Étienne Gilson prononça en 1955 à la National Gallery of Art de Washington, et d’où l’ouvrage est tiré. Ces propos sur Ingres sont cependant d’une nature et d’un ton différent : peut-être convient-il de les ranger dans la série de causeries que l’auteur a faites à l’Alliance française de Toronto. Nous remercions Mme Evelyn Collins, archiviste du College, et M. Brian Stock, de nous avoir transmis ces documents, dont notre numéro précédent inaugurait la publication.

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Monsieur Ingres… On ne saurait le nommer autrement. On n’y songerait même pas, mais pourquoi ? Peut-être simplement par euphonie. Ingres tout seul, cette nasale solitaire fait un peu court et sourd ; on cherche naturellement à l’allonger un peu. Mais il y a autre chose encore. On dit Monsieur Ingres, Monsieur Thiers. Qui penserait à dire Monsieur Delacroix ? Ou Monsieur Cézanne ?

Deux bourgeois pourtant, eux aussi, et mieux pourvus des biens de ce monde que ne le fut longtemps Monsieur Ingres, mais c’est que, contrairement à ce que beaucoup imaginent, ce n’est pas l’argent qui fait le bourgeois. Le Monsieur est un homme d’autorité, et d’une autorité d’autant moins discutable qu’il ne la doit qu’à lui-même. Non point à sa naissance, qui est commune ; non point à sa fortune, car même s’il en a une, c’est encore de son mérite qu’il la tient ; non point même des honneurs qui lui viennent sur le tard et que la société plus ou moins tardivement lui décerne, car elle ne le fait qu’en reconnaissance de son mérite, qu’il a lui-même toujours connu et dont il n’a jamais douté. Avec cela, un travailleur acharné, sans repos ni relâche, dur à lui-même avant de l’être aux autres, volontiers dogmatique et plein de mots à l’emporte-pièce qui anéantissent ses victimes, et dont pourtant on ne lui garde pas ran-cune tant il est évident qu’avant d’immoler les autres, il s’est d’abord sacrifié lui-même à ses convictions.