À PROPOS DE LA RÉFORME DU COLLÈGE

ÉVOQUANT, IL Y A MAINTENANT PLUS DE 15 ANS, « la disparition programmée du latin » comme référence culturelle majeure de notre enseignement général, nous la disions à la fois injuste et absurde, soulignant qu’elle allait à rebours d’un véritable aggiornamento, indispensable, des études littéraires. Depuis, l’Association ALLE, le latin dans les littératures européennes, n’a cessé d’œuvrer pour qu’apparaisse avec le maximum de clarté et d’ambition cette présence du latin dans le français, comme langue de culture, et dans les littératures européennes. La préface de notre ouvrage collectif Sans le latin..., postfacé par Yves Bonnefoy, entérine ce souci de mettre le latin au cœur d’une réforme ambitieuse des disciplines fondamentales. Loin de l’oublier ou de le minorer, nous rappelions que le grec devait également trouver sa place légitime dans une rénovation de l’enseignement de ces langues anciennes, qu’il a tout à gagner de la bonne santé du latin, que rien ne serait plus absurde qu’une concurrence contre nature entre ces deux langues (Utraque lingua/utraeque litterae...).

Nous avancions dans notre essai quelques propositions susceptibles d’ouvrir un champ neuf à l’enseignement du latin et de faire de cette langue du sens, qui s’offre aussi le luxe d’être une langue poétique, une langue serve, au service de toutes les disciplines de la mémoire et du langage. Le latin ne doit surtout pas rester l’apanage obsidional des lettres classiques à un moment, de surcroît, où les études littéraires ouvrent leurs débouchés et n’ont plus seulement pour finalité de former des professeurs de lettres classiques ou de lettres modernes.

Nous en appelions à la création d’une nouvelle discipline, à laquelle nous donnons provisoirement le nom de Français raisonné, intégrant un latin pluriel, riche de toutes les strates de son évolution. Cette discipline assurerait un enseignement de l’histoire de la langue française, ce «long destin de la langue française » qu’évoque Foucault dans son beau commentaire de la traduction de l’Énéide par Klossowski, à tous les moments de la formation, collège et lycée. Car devant le développement accéléré des formes modernes de la communication, vouées encore pour longtemps aux impératifs de la vitesse, de la mécanisation et de la monosémie, une langue avec son histoire et sa littérature, c’est-àdire sa haute temporalité, la richesse de ses scénarios symboliques, ses effets rhétoriques et poétiques, constitue l’indispensable garant de la sauvegarde et de la maîtrise du sens. Le latin, langue ancienne du français, et langue ancienne pour toujours — le temps n’éloigne pas une langue de son origine : c’est même pour nous la précieuse leçon des humanistes —, outre son rôle décisif dans l’apprentissage grammatical et philologique des jeunes élèves, contribue pour une part essentielle à cette verticalité et épaisseur des signes ; il engage de ce fait la vigilance et la responsabilité dans le langage de tous les professeurs, à un moment particulier où l’enseignement du français lui-même reste menacé de dérives technicistes appauvrissantes qui vérifient la mise en garde d’un grand contemporain: «Le rituel technique s’accroît à mesure de la dégradation des objectifs»... Plus que jamais, les élèves, tous les élèves ont besoin de prendre la mesure de ce qu’est une langue de culture : le fruit de la fertilisation et de la sédimentation opérées par le fleuve du temps. Ce n’est pas un geste superficiel d’érudition morte qui peut mettre à découvert « les superbes mots fondamentaux des langues classiques ». À une jeune lectrice qui s’étonnait qu’il employât dans sa Correspondance des mots difficiles, qu’elle pensait hors d’usage, Léopardi répondait, avec une ironie un peu triste: «Pourtant, Madame, ils sont très anciens...» Il ne faut pas que notre École ressemble à cette jeune étourdie...

La belle méditation d’Yves Bonnefoy, dans L’Arrière-Pays, sur le latin « langue plus avertie, algèbre de la parole en exil », nous est précieuse car elle témoigne, avec le souci de l’aura mémorielle des mots, de cette latinité perdue, toujours à retrouver. C’est dans une mémoire qui se creuse que le latin joue son rôle de langue « prévenante », en même temps que de langue mystérieuse, « langue à la fois originelle et seconde par quoi l’invention littéraire se détachera mot pour mot de la parole de tous les jours ». Dans l’entretien qu’il nous avait accordé au lycée Henri IV, le poète avait ému et convaincu les élèves en racontant très simplement comment, dans sa passion de la poésie et de « la parole vive », avait compté son expérience de la langue latine, une expérience de l’enfance, qui n’a plus cessé de nourrir son rêve de poète et son travail de traducteur.

C’est dire si la réforme du collège en cours, qui prétend intégrer en une sorte de bricolage, confus et rudimentaire, l’enseignement des langues anciennes dans les EPI (Enseignements Pratiques Interdisciplinaires), au prétexte de familiariser les collégiens avec les «expressions latines ou grecques» pendant le cours de français, n’est qu’une triste caricature de cette discipline nouvelle, ambitieuse, à fonder, dont nous dessinions les contours dans l’Envoi de notre essai (Faisons un rêve...).Telle qu’elle se présente, elle semble plutôt entériner, sous un amas de faux-semblants à même de jeter la confusion dans les esprits des parents et des élèves, la disparition du latin et du grec, en amont comme en aval. Qui peut croire que des orientations sérieuses se feront en classe de seconde sur la base des EPI, alors même qu’aujourd’hui la dimension optionnelle de ces disciplines entraîne au lycée une forte diminution des effectifs ? D’autant que rien n’est évidemment annoncé de la création d’une filière littéraire dotée de son véritable socle épistémologique : soit cet enseignement du latin et du grec qu’ont appelé tour à tour de leurs vœux des esprits aussi différents que ceux de Jean Pierre Vernant et de Jacqueline de Romilly ? Ce projet de réforme aussi timide que confus a de quoi alarmer l’ensemble des enseignants des disciplines fondamentales, convaincus de la présence indispensable du latin à tous les moments de la formation et de toutes les disciplines de la mémoire et du langage.

Les démonstrations et propositions que nous avons formulées ces dernières années gardent leur entière pertinence. Mais la situation actuelle renforce l’urgence de leur prise en compte. Nous continuons à penser que le système optionnel est l’impedimentum majeur qui pèse sur les langues anciennes: il en a progressivement fragilisé, amoindri la portée scientifique, placé son enseignement en concurrence déloyale avec les autres disciplines (maintenant 2 langues vivantes), contraint les enseignants à se dépêtrer héroïquement dans de misérables pièges (rendre attractives les langues anciennes...), dans le même temps où les autres disciplines fondamentales campent sur le territoire de ces langues anciennes, trouvent en elles le gage permanent de la validité historique et scientifique de leur démarche. La dernière conférence croisée donnée, le jeudi 12 mars 2015, par notre association au lycée Louis-le-Grand a été l’occasion pour Laurent Lafforgue, médaille Fields 2002, de rappeler de la manière la plus claire, la plus objectivement convaincante, le rôle heuristique, méthodologique, pleinement grammatical d’une langue morte qu’on n’est pas tenu de parler!... Son collègue Olivier Rey et lui-même ont apporté la démonstration de l’apport précieux pour les scientifiques des traces, vives et parlantes, sous forme de sédiments laissés par la verticalité et la monumentalité de la composante latine de la langue française.

Toutes les modalités que prendront aujourd’hui les défenses d’un enseignement des langues anciennes sont bienvenues, et les argumentaires classiques qui vont dans ce sens ne manquent pas, nous nous y associons volontiers. Mais, pour notre part, c’est à un véritable débat qui en fait n’a jamais eu lieu que nous en appelons, pour que cesse tout bricolage ou replâtrage, pour que le paysage des études littéraires en France, qui ne cesse de se déliter, retrouve une cohérence doctrinale. Aucune réforme des humanités ne pourra faire l’économie de la connaissance historique de leur objet, laquelle inclut évidemment le latin et le grec. Il faut aussi que les autorités intellectuelles dans leur ensemble cessent de feindre d’ignorer qu’il y a belle lurette que le latin et le grec ont cessé d’être instrumentalisés à des fins conservatrices et réactionnaires. Et le souci n’est évidemment pas de reconstituer une école latine, dont le procès, légitime, a été mené depuis longtemps. Qu’on arrête donc de mettre, peureusement, misérablement, des guillemets à l’expression « notre culture », comme si elle était à prendre avec des pincettes ! Revendiquons-la au contraire fièrement comme nôtre, non seulement parce qu’elle l’est, de fait, mais aussi parce que, loin de tout repli frileusement identitaire, notre matrice gréco-latine offre ce précieux privilège, à disposition de tous, de se décliner en une pluralité d’altérités: l’Islam, nous le savons, et la chose doit apparaître de plus en plus clairement, est partie prenante de l’héritage gréco-romain. On semble même, ici et là, avoir oublié que la traduction a trouvé, en Occident, son lieu de naissance à Rome, faisant du latin la première langue moderne de l’Europe ; qu’à ce titre le latin reste évidemment le véhicule obligé d’une réappropriation par l’Europe de ses langues de culture. Pense-t-on que de jeunes esprits, dans un système éducatif, moderne, ambitieux, puissent ne pas se sentir concernés par « l’évidence de ces catégories oubliées », que rappelait Yves Bonnefoy dans sa postface? Sans doute un coup de force, qui irait dans le sens de cette disparition programmée, peut-il réussir, moins par mauvaise volonté ou conviction — chez certains en tout cas — que par étourderie, paresse, irresponsabilité. Les gouvernements qui se succèdent encouragent massivement l’appétit, légitime, des langues vivantes et des études commerciales, mais on ne se débarrasse pas facilement du «grand nom de Rome », et de « la gloire d’Athènes »... Et le déficit culturel de l’Europe ne cesse aussi d’être dénoncé par les esprits les moins suspects de se retrancher dans une défense obsolète du passé. Sans doute aussi, il y a bien eu de sombres moments dans l’histoire de la culture occidentale où l’on n’a plus su le grec, et où le latin lui-même était en mauvaise posture. Mais alors, comme le disait Thibaudet, qui s’agaçait déjà dans Le tournoi du latin de tant de tergiversations et d’inconséquences, qu’on en appelle franchement à « la démolition », qu’on en finisse avec cette logique soft de taliban. Qui en prendra le risque, sachant de surcroît la responsabilité historique et politique de la France davantage engagée en la matière, compte tenu de la forte singularité linguistique et littéraire que lui a léguée le geste renaissant ?

C’est de toute façon dans une refonte désormais inévitable des disciplines et de la formation des maîtres que nous devons continuer à œuvrer. Il faut cesser de s’enliser dans le piège de réformes dont on voit bien qu’elles ne font qu’aggraver suspicion et malentendus. Repartir sur de nouvelles bases : les bonnes volontés et les compétences ne manquent pas, d’autant que nous disposons aujourd’hui, en modernes que nous sommes, de tous les moyens humains, livresques, scientifiques et techniques, de pallier les risques du « présentisme » et de la monosémie des langues.

Il appartient à des autorités politiques responsables, ambitieuses pour l’avenir culturel de leur pays, de mettre un terme à «cette ennuyeuse question du latin qui nous abrutit depuis quelque temps », disait déjà avec humour une nouvelle de Maupassant... Non pas en signant la mort du latin — c’est à la langue française (le français, ce latin des modernes, disait-on, si justement « autrefois ») que l’on porterait ce mauvais coup — mais en redéfinissant sa place, raisonnable et légitime, dans le cadre de cet aggiornamento que nous appelons de nos vœux.