- Les livres
- La revue
- Les Éditions
LE PEUPLE JUIF a montré dans l’histoire sa maîtrise en matière d’exil1. Pendant plus de trois mille ans, les Juifs ont survécu en Europe occidentale dans de petites cellules, mêlés à des peuples étrangers qui les opprimaient : un peuple souvent déplacé mais soutenu par sa foi, où qu’il vécût. Ils ont aussi créé des communautés partout où ils allaient, de petites communautés à l’écart, une ségrégation inséparable de l’idée qu’ils avaient d’eux-mêmes. Nous avons tendance à considérer la ségrégation comme l’effet brutal d’un pouvoir faisant de ceux qui la connaissent des victimes passives. Mais la formation du ghetto juif dans la Venise renaissante suggère une histoire plus complexe. C’est celle d’exilés qui ont effectivement subi une ségrégation contre leur volonté, mais qui ont créé de nouvelles formes de communauté à partir de leur mise à l’écart, et ont tiré avantage, comme acteurs sociaux, de leur ségrégation.
Les Juifs de la Venise renaissante, comme ceux de la Rome renaissante qui ont suivi leurs traces, ont atteint un certain degré d’auto-détermination dans l’isolement des ghettos. Mais cette ségrégation accentua leur Altérité ; cessant de se mêler à l’espace urbain, leurs vies devinrent toujours plus énigmatiques pour les pouvoirs en place de l’autre côté des murs du ghetto. Les fantasmes sur les Juifs prirent la place d’une connaissance quotidienne de leurs vies, et ces fantasmes finirent par submerger le ghetto. Pour les Juifs eux-mêmes, le ghetto donna plus d’enjeu au contact avec le monde extérieur : leur judaïté semblait menacée quand ils s’aventuraient au-delà de ses murs. En s’exposant aux autres, ils risquaient de perdre leur identité.
C’est en un sens l’histoire de la plupart des groupes de personnes déplacées et contraintes à l’isolement ; mais la Venise de la Renaissance en fit une histoire particulière, et aussi plus vaste : l’expérience des Juifs dans le ghetto de Venise marqua une façon durable de lier culture et droits politiques.Venise était sans aucun doute la ville la plus internationale de la Renaissance en raison de son commerce ; elle était la plaque tournante entre Europe et Orient, comme entre Europe et Afrique — une ville composée en grande partie d’étrangers. Mais à la différence de la Rome antique, elle n’était pas une puissance territoriale ; les étrangers circulant en grand nombre à Venise n’étaient pas membres d’un empire ou d’un État-nation au sens habituel du terme. En outre, les résidents étrangers — Allemands, Grecs, Turcs, Dalmates, tout comme les Juifs — n’avaient pas accès à la citoyenneté officielle. Ils étaient des immigrés permanents. C’est ce cadre historique qui fit naître, entre ces non-citoyens, un ensemble conflictuel de codes juridiques.