LORS DE SES SÉJOURS À DRESDE, Dostoïevski semble avoir été particulièrement sensible à deux œuvres de la célèbre Galerie de peinture. La première est la Madone Sixtine de Raphaël. Il en avait une copie accrochée dans son bureau, et le tableau est évoqué à plusieurs reprises dans ses écrits. Dans Les Démons, Dostoïevski place dans la bouche de Julie Mikhaïlovna, l’épouse du gouverneur Andrej Antonovi von Lembke, des paroles pleines de hauteur à l’égard du chef-d’œuvre de Raphaël : « J’ai passé deux heures devant ce tableau, et je suis partie déçue. Je n’y ai rien compris à ma grande surprise. Karmazinov dit, lui aussi, que c’est difficile d’y comprendre quelque chose. Personne aujourd’hui n’y trouve rien d’extraordinaire, pas plus les Russes que les Anglais. Sa gloire a été créée par les vieillards » (2e partie, chap. 4, I). Dostoïevski, quant à lui, était éperdu d’admiration devant cette peinture ; et épouvanté de constater que ses contemporains étaient devenus incapables de la comprendre. Une autre peinture éveillait en lui une double sensation comparable, d’admiration et d’angoisse — admiration pour l’œuvre, angoisse pour le monde qui s’en séparait — : Acis et Galatée, du Lorrain.
Marine avec Acis et Galatée, 1657, 100 × 135 cm, Gemäldegalerie Alte Meister, Dresde.
Ce n’est pas là le tableau du Lorrain que je préfère — mais peu importe. De toute façon, il n’y a pas de toile du Lorrain qui se détache vraiment des autres : c’est ensemble qu’elles composent une œuvre, extrêmement cohérente, parmi les plus grandes. Dans l’unité d’inspiration dont elles procèdent, chacune renvoie à toutes les autres. Acis et Galatée se trouve évoquée dans L’Adolescent, quatrième et avant-dernier des grands romans de Dostoïevski, publié en 1875. Le dénommé Versilov raconte, à son fils Arkadi, un songe qui l’a visité alors que, parcourant l’Europe, il s’était assoupi au creux de l’après-midi dans une chambre d’hôtel d’une petite ville d’Allemagne, où il attendait le train du soir.