L’homme de Guichardin

QUELLES QUE SOIENT LES RÉSERVES À FAIRE SUR TELLE OU TELLE PAGE DE SES ÉCRITS, l’oeuvre de Francesco De Sanctis — la Storia della letteratura italiana (1870- 1871) et les Saggi critici (1866-1879), ceux-ci presque « européens » et « comparatistes » avant l’heure — est de part en part admirable ; on ne cesse d’en savourer l’ardeur et la beauté. Voilà, aussi bien, un grand tableau où se précisent trois phases ou « siècles » et se dessine le mouvement d’une histoire, comme on en trouvait un, et de quel souffle, chez Vico en son temps (tous les schémas, quand du moins ils ont quelque rigueur, sont essentiellement là pour appeler le présent à sa propre responsabilité) ; un tableau réglé par un grand dessein, fait d’une morale et du désir, tout autant que de la conception, d’« une littérature riche d’un contenu vivant et agissant »1. Edmondo Cione en rappelait le mouvement général : la Storia « représente une Italie qui, ayant abandonné l’héroïque hauteur de la théologique Béatrice, symbole mystique de l’unité de la pensée et de l’action, dans la synthèse transcendante de la foi, acquiert lentement, grâce à la mélancolie amoureuse de Pétrarque et à la sensualité naïve de Boccace, une pleine conscience de la réalité et de la valeur immanente de la vie terrestre. Une telle conquête est faite, cependant, aux dépens de l’intégrité et de la cohérence spirituelle, et c’est pourquoi la Renaissance apparaît à De Sanctis comme une pure forme chez l’Arioste, une force pure chez Machiavel, un aveugle égoïsme chez Guichardin. Cependant, avec la dissolution et la critique de la scolastique médiévale, elle représente un grand progrès parce que, malgré la scission entre le monde de la pensée et celui de la pratique, elle prépare avec la “science nouvelle” de Bruno, de Campanella, de Galilée ou de Vico, l’avènement d’une nouvelle conception du monde, humaniste et laïque, naturaliste et positive. Celle-ci, en retour, agit sur la littérature, qui s’est égarée, après le chant nostalgique et voluptueux du Tasse, dans l’emphase baroque et dans les afféteries de l’Arcadie. Elle aboutit ainsi, avec Parini et Alfieri, à la reconstruction de l’unité spirituelle qui s’affirme dans une nouvelle harmonie entre la pensée et l’action. Ainsi, l’Italie, revenue d’une certaine manière à l’idéal tyrtéen de Dante, mais en le dégageant de tout élément transcendant et ascétique, réalise non seulement sa propre résurrection politique et nationale, mais avec Foscolo, Manzoni et Leopardi, elle donne au monde une grande littérature ».