L’ÉPOQUE DES MOTS JETABLES

 

(Traduit de l’anglais [États-Unis] par Christophe Carraud.)

 

PARCE QUE LES MOTS NOUS RENDENT HUMAINS, parce que les mots sont le matériau brut avec lequel nous bâtissons la communication, la littérature, et parfois même la pensée, nous devons naturellement en prendre soin et les traiter avec respect. [1] C’est finalement la dignité des mots qui garantit le sérieux de la société occidentale — qui garantit que nous pensons ce que nous disons, que nous ne sommes pas en train de parler avec cynisme, ni par jeu, ni simplement pour nous écouter parler. La dignité du mot a subi de nombreuses attaques durant ce dernier siècle. George Orwell a décrit la plus importante dans son fameux essai La politique et la langue anglaise. [2] Des idéologues modernes ne se sont pas contentés de se servir de la langue pour forger leurs arguments : ils ont voulu infléchir la langue de telle sorte qu’elle les forge elle-même, et incorporer à la substance de la langue leurs propres croyances pour laisser ce mélange durcir comme du béton. Ils ont fait ressembler la langue à un jeu de cartes truquées, ou à un juge corrompu et partisan.




[1]Titre original : “Anti-computing and the anti-Web : Remembering how to read (or, Can the Dignity of the Word be protected in the Cybersphere ?)”, conférence prononcée au Renaissance Theater de Berlin le 26 février 2012. Comme dans sa traduction allemande due à Johannes Schneider, à laquelle nous devons d’avoir découvert ce texte dans Sinn und Form, Juli / August 2012, pp. 470-480, mais de façon légèrement différente, nous abrégeons parfois la version originale, qui n’est pas exempte de quelques bizarreries ; les coupures sont signalées par des crochets. Nous remercions le Dr. Gernot Krämer de nous avoir fait tenir l’un et l’autre texte. (NdT).


[2]George Orwell, Tels, tels étaient nos plaisirs et autres essais, trad. fr. Anne Krief, Michel Pétris et Jaime Semprun, Paris, Ivréa/EdN, 2005, pp. 141- 160. (NdT)