Classification des âges.
L’ÂGE est une notion qui se prête à la division dichotomique, à la méthode de définition préconisée par Platon. Il y a d’une part la jeunesse et d’autre part l’âge adulte. Ou bien, pour employer la terminologie de Witold Gombrowicz, il y a d’un côté les Verts et d’un autre côté les Mûrs. Mais chacun des deux segments peut être à son tour coupé en deux. En effet, la jeunesse se décompose en enfance et adolescence, et l’âge adulte se décompose en âge adulte proprement dit et vieillesse. Cela dit, on peut poursuivre la division et obtenir huit segments, en distinguant l’enfance et la petite enfance, et ainsi de suite. On peut aussi entrer dans le détail de ces segments, en discernant, comme le fait Charles Fourier, trois séries pour la petite enfance : les nourrissons, les poupons et les bambins, et cinq séries pour l’enfance et l’adolescence : les chérubins et chérubines, les séraphins et séraphines, les lycéens et lycéennes, les gymnasiens et gymnasiennes, les jouvenceaux et jouvencelles. Il est à noter que, pour Fourier, la petite enfance s’achève à quatre ans et demi et l’adolescence prend fin à vingt ans. Il va de soi que, dès lors qu’il est rapporté au jour de naissance, l’âge devient un nombre. Mesuré en nombre d’années, l’âge augmente nécessairement au fil du temps. À cet égard, si on met à part les années de jeunesse, on s’aperçoit que l’époque actuelle a un net penchant pour une approche arithmétique et décimale de l’âge, puisque les adultes sont rangés successivement parmi les trentenaires, les quadragénaires, les quinquagénaires, les sexagénaires, les septuagénaires, les octogénaires, les nonagénaires et les centenaires. Cette mesure décimale relative à l’âge individuel n’est peut-être pas sans rapport avec un autre repère décennal, mais collectif celui-là, qui fait fureur depuis quelques décennies justement, et qui est celui de la périodisation historique égrenant les décennies d’un siècle, comme par exemple les années vingt, les années trente ou les années soixante du XXe siècle. En combinant d’ailleurs ces deux critères décennaux, on peut être amené à constater que les surréalistes de la première génération, tels Aragon, Breton et Éluard, allaient devenir de vaillants trentenaires au cours des années vingt et des années trente.
Le retour à l’école.
Witold Gombrowicz est né le 4 août 1904 à Maloszyce, dans une province polonaise appelée Petite Pologne. En 1937, avec son roman Ferdydurke, l’écrivain polonais met en plein dans le mille des âges. D’abord, le narrateur, qui s’exprime à la première personne et n’est autre que l’au-teur, se remémore la réception critique fort douteuse faite à son premier livre, Mémoires du temps de l’immaturité,un recueil de nouvelles dont le titre joue déjà sur le violent contraste entre l’inachèvement de l’immaturité et le caractère rétrospectif et en principe achevé d’un livre de mémoires. Ensuite, et c’est là la grande surprise par laquelle s’ouvre le roman, le narrateur qui a atteint la trentaine
— Gombrowicz est alors âgé de trente-trois ans — retourne à l’école ; il est enlevé ou entraîné par l’inspecteur Pimko, vieux professeur pontifiant et vénérable gardien des valeurs culturelles. Le narrateur Joseph, ou plutôt Jojo, retourne à l’école sans pouvoir opposer de véritable résistance au malicieux et redoutable pédagogue Pimko et sans que personne, ni le proviseur, ni les élèves, ni les professeurs, ne remarquent qu’il n’a plus l’âge d’aller en classe. Le nouvel élève se mêle ainsi à des condisciples de seize à dix-huit ans et participe pleinement à la vie du lycée, en cours comme en récréation. Enfin, il y a un autre fait qui a encore trait à l’âge : le narrateur de Ferdy-durke est mis en pension dans une famille, dont le patro-nyme peut être traduit en français par Lejeune ou Jou-vencel. De surcroît, chez les Lejeune, qui sont une famille d’ingénieurs, une famille moderne par excellence, Jojo côtoie la fille unique, la lycéenne moderne, dont la beauté et la décontraction le séduisent et le déconcertent. La lycéenne moderne est doublement jeune, jeune par sa beauté physique et jeune par sa modernité up to date. Son corps sportif et hygiénique, décontracté et à moitié dénudé, obnubile les Verts et les Mûrs, qui ne rêvent que d’une seule chose, des mollets ou des cuisses de la lycéenne. Jojo est désemparé, car il passe, aux yeux des Lejeune et de leur fille, pour un garçon poseur et démodé. C’est pourquoi il tente par divers subterfuges ou provocations, mais en vain, de se faire remarquer ou accepter. Cependant, en farfouillant dans les affaires de la lycéenne moderne, il finit par découvrir son talon d’Achille, il déniche un tas de lettres d’amour, de billets d’hommage, de poèmes, d’ouvrages dédicacés, tous adressés sous le sceau du secret à la lycéenne moderne, dont la beauté et le sex-appeal excitent aussi bien les lycéens, les étudiants, les professeurs, que les politiciens, les procureurs, les militaires ou les propriétaires terriens. C’est à propos de ces lettres maladroites ou lyriques, mais où l’objet de l’envoi, à savoir le mollet ou la cuisse de la lycéenne moderne, est archi-présent sans être jamais mentionné, que Gombrowicz propose une lecture éclai-rante sur le siècle en cours : « Le visage du XXe siècle, ce siècle où les âges se mêlent, se dévoilait avec un air équi-voque, comme un Silène sortant d’un fourré…