LA CORRESPONDANCE IMPARFAITE

 

Traduit de l’anglais par Christophe Carraud.

 

IL y a quelque temps, nous recevions de Ian Jackson, libraire anti-quaire à Berkeley, un signe très heureux, sous la forme de trois volumes de grand goût, où se trouvaient reliées des feuilles de papier à lettres portant son en-tête : sur ces feuilles, au bas de chaque page, une citation, souvent annotée et commentée au verso. Manière d’anthologie personnelle, en somme, d’auteurs les plus divers réunis par un souci particulier de leur lecteur : rassembler sur son propre papier à lettres toutes les excuses qu’ils ont pu alléguer aux manquements ou aux caprices de leurs échanges épistolaires.

Ces étranges et attachants volumes, tout artisanaux, n’ont été tirés qu’à fort peu d’exemplaires — 100, je crois, destinés « aux amis ». Ils étaient accompagnés d’un fascicule qui les présentait. En voici la traduction.

C. C.

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Loin de moi l’idée d’exagérer la nouveauté de ce petit ouvrage compilé durant mes heures de loisir, et destiné à un public aussi modeste que celui des happy few ; mais en de nombreuses années de lecture vagabonde, je n’ai presque jamais rencontré de para-graphe sur les imperfections supposées d’une réponse tardive ou illisible — véritable topos s’il en est. On compte des genres de lettres par douzaines, que des auteurs comme le Pseudo-Démé-trius, Julius Victor ou le Pseudo-Libanius ont identifiés et classés : mais pour ces auteurs, une lettre est une lettre, et pas une excuse pour ne pas écrire ou n’être pas lu. La correspondance imparfaite risque de paraître aussi étrangère aux théoriciens de l’épistolo-graphie qu’une maladie vénérienne aux troubadours. Ces érudits tendent à ne considérer et à ne classer que le corps du texte, au détriment des formules d’introduction ou de conclusion où l’on s’excuse généralement de leur imperfection. (Pourtant on ne peut guère séparer les divers éléments : les remerciements ini-tiaux et l’index, par exemple, font partie intégrante d’une mono-graphie savante, et, à moins d’une intention parodique, ils ne constituent pas une œuvre de fiction.) Un manuel épistolaire, en outre, s’adresse le plus souvent au scribe de profession, évidem-ment irréprochable. Le rhéteur, bien sûr, se considère lui-même avec bienveillance : jamais d’excuses, jamais d’explications. Pour des esprits ainsi estampillés, les seules imperfections admissibles ne se trouvent que dans les lettres des autres. Thaumazô hoti, « je m’étonne que… », forme un début conventionnel en Grèce antique, souvent suivi par l’énoncé du nombre de lettres restées sans réponse, plus souvent en tout cas que par celui du nombre de jours écoulés depuis la dernière réponse — motif de lamentation plus sérieux, en l’absence de système postal régulier à distribu-tion prévisible à défaut d’être quotidienne. Aujourd’hui, seules les lettres les plus importunes continuent à tirer parti de tous les sys-tèmes de mesure imaginables.