LETTRES D’ORIENT (II)


Musique de cour cambodgienne [Kyoto, juin 1966, à Nicolas Bouvier].


Très chers amis,

Le long été a commencé, mais c’est à nouveau enfoncé dans l’hiver japonais que je vous écris — ou les grandes pluies, mais c’est tout comme… la nuit est confluence, moustiques, sueur, insomnie, courants d’air — en une seule nuit on peut perdre tout ce que l’on a gagné en ce début de Long été en Corée — un exemple, un homme qui il y a trois semaines traversait le massif du Mont Sorak avec sa fille aînée en trois jours de marche forcée sans sentiers, en lutte avec les arbres épineux qui obstruaient la voie vers la crête, parvenait à peine il y a quelques jours à grimper la colline près de sa maison. Sa démarche était ondulante comme celle de Keats à la veille de sa mort, il s’arrêtait à chaque arbre et ses pensées étaient au moins aussi ondulantes que sa démarche, tu te souviens ? (6e lettre) « Je perds le meilleur de mon temps à lutter contre le manque de souffle, à cracher et à m’interroger sur les origines de mon mal et sur les moyens de m’en guérir… »

Ta lettre m’est parvenue le premier mai, au moment même du départ, le premier rayon de soleil du long été puisqu’elle m’en-courageait à partir, je l’ai gardée tout le temps sur moi, elle a suivi monsieur Plume qui donnait ses conférences ou refusait des interviews à Séoul ou le pèlerin qui de temple en temple mendiait son riz quotidien en apprenant à se lever avec les bonzes, à jouer du « moctac », à méditer en écoutant des soutras « version coréenne », qui enfin trouvait son premier véritable ami Asiatique en un journaliste extrêmement sympathique de Séoul qu’il convertissait à la musique classique coréenne (extraordinaire ! 15 heures d’enregistrements faits à la radio et à l’institut de musique classique — et de même ta lettre le suivait quand fatigué de la poussière des villes et de l’armisère des plaines il se retirait dans les montagnes verdoyantes (peuplées, paraît-il d’espions commu-nistes jamais vus !) — seul regret l’absence de Michène qui ne connaîtra pas la contrée la plus ouverte au dialogue et la plus solaire dans cet extrême Orient si opaque et si ingrat ! Je pourrais longtemps vous parler de la Corée, des longues marches sur les routes poussiéreuses, des danses avec les paysans qui fêtaient le printemps en buvant de l’alcool de riz sur les esplanades autour des temples — il y a tout un matériel de photos, d’écriture et enregistrements musicaux que vous allez connaître à notre retour et dont je ne vous dirai plus rien pour le moment.