Exils intérieurs

Heureux les hommes dont tu es la force,
des chemins s’ouvrent dans leur cœur !
Psaume 83 (84), 6. 

CETTE BELLE EXPRESSION en forme d’oxymore arrimant la séparation à l’intériorisation s’avère susceptible de bien des significations contradictoires. Dans de vastes États despotiques, c’est la sentence prononcée contre les opposants quels qu’ils soient, envoyés dans des coins reculés du pays, coupés des leurs et relégués dans des lieux inhospitaliers, tels que sans sortir du territoire on cesse d’être chez soi. L’intérieur s’applique à l’État et non à l’exilé. 

Il en va tout autrement quand l’expression est reformulée en 1975 par le psychanalyste et écrivain helvétique Roland Jaccard qui en fit le titre d’un ouvrage présentant un portrait psychologique de l’homme de la modernité : «L’exil intérieur, c’est ce retrait de la réalité chaude, vibrante, humaine, directe ; et le repli sur soi ; la fuite dans l’imaginaire1. » Dans ce livre qui eut un grand succès, on trouve le constat clinique de la déshumanisation de l’homme, éteint, détaché, morcelé, désarmé, châtré et sous surveillance médicale et précisément psychiatrique dans ce qui apparaît comme le triomphe planétaire du « petit bourgeois », en définitive un hiver universel fait d’une « pauvreté glaciale ». L’intériorité dans laquelle s’enfonce irrémédiablement cet exilé-là qui est en fait tout un chacun, n’est rien d’autre qu’un indépassable vide. L’ouvrage est marqué par les débats d’alors sur l’antipsychiatrie et commandé par la conviction nietzschéenne que sont advenus les « derniers hommes » dans le déferlement du nihilisme.