Les tourments d’une bourgeoisie qui a perdu confiance.
«ÉLITE » est un mot qui nous rappelle qu’il y a toujours ceux qui enseignent et ceux qui apprennent, ceux qui commandent et ceux qui obéissent. Mais le mot ne dit pas comment ce phénomène se produit — et en effet, exercer l’autorité et récompenser le mérite est un problème délicat. Sans les élites, il n’y aurait pas d’idées neuves ni de saine compétition. Sans le vaste réseau des élites, nos sociétés s’abîmeraient dans une médiocrité infinie. L’idée d’élites arrogantes occupant les hauteurs du donjon est une caricature stupide suscitée par l’envie sociale ou la mauvaise foi. Confondre l’injustice sociale — assurément considérable — avec la question des élites n’a pas de sens : cela reviendrait à dire que pour devenir riche, il suffit de tuer un riche, que pour devenir savant, il suffit de tuer un professeur, ou que pour devenir adulte, il faut toujours tuer les pères. C’est une tentation qui a eu malheureusement de terribles exemples dans les pires révolutions totalitaires. Les élites ne s’opposent pas aux masses : elles sont dans la masse comme un levain ou un enzyme : la société ressemble à un liquide en constante ébullition, et plus elle devient technologique, plus elle a besoin d’élites sachant identifier ce qui est vraiment important et réel. À la multiplication des inventions doit correspondre l’invention d’élites toujours plus élargies. Aucune grande nation moderne n’aurait jamais pu s’affirmer sans l’engagement et le libre sacrifice d’élites de grandes dimensions, sans une bourgeoisie populaire. Aucune culture ne pourrait se développer sans des milliers de personnes qui prennent la resposabilité de sélectionner les idées. Même dans l’Église — où tous sont frères dans le Christ —, il faut des pasteurs qui ne soient pas seulement à la tête mais aussi au milieu du peuple, et, au besoin, à l’arrière, pour le défendre contre les loups. Étant donné que les nations, les cultures, les Églises ne sont pas des réalités de peu d’importance, on comprend aussitôt que les élites qui les ont fait grandir ont été consistantes, de véritables « élites de masse », une vaste classe moyenne qui s’est développée à travers les luttes pour les droits, l’étude, les concours, les fonctions publiques, les responsabilités dans les entreprises, le débat politique. Dans nos sociétés, nous sommes tous potentiellement des élites, par le simple fait d’avoir étudié, de pouvoir disposer de nombreuses facilités, de connaître de nombreuses personnes et de pouvoir voyager. Tout le monde n’a pas les mêmes opportunités, mais la route n’est pas fermée, et pour qu’elle ne le soit pas, il faut la débarrasser des obstacles qui y ont été disposés à dessein.