C’était le destin de Scipio d’être flamme et,
donc, de devoir brûler.
Biagio Marin, « Le drame de Scipio Slataper ».
Scipio Slataper, l’immense Scipio Slataper que célèbrent les maîtres de la littérature triestine, incarne le drame intellectuel et moral de sa génération, une génération née dans les dernières décennies du XIXe siècle et promise aux champs de bataille de la Première Guerre mondiale. Dans une Trieste à la conscience civique en éveil, mais encore sous domination autrichienne, Slataper entendait écrire, non en écrivain, non en rhéteur, non à l’abri d’un art clos, mais en homme entier, avec soi-même, d’une humanité intégrale valable pour tous, y compris les petits, et en rien préétablie par les besoins utilitaires de la société ou par les idéaux des saints. « Là où se tient un homme, là, toujours,on célèbre l’unité de la personne créatrice. L’œuvre artistique est œuvre humaine(1). » Aussi refusa-t-il le titre d’homme de lettres autant que celui de philosophe, dont la logique ne saurait être qu’abstraite, et donc incomplète. Il traduisit et écrivit des poèmes, des nouvelles, des récits, des études littéraires, des essais politiques, mais il combattit aussi, dans la presse, puis dans les rangs de l’armée où il trouva une discipline qui lui avait manquée dans l’art et la pensée. De sa ville déchirée, de frontière, au caractère composite issu de maintes immigrations et du commerce qui avait fait sa fortune et auquel contribuaient des gens de tous horizons, il partageait les tensions et les contradictions la traversant, sinon la divisant, les valeurs et les tourments, la marginalité au regard du reste de l’Italie, et la synthèse de la dure pierre et de la lumière sereine, des reflets de l’Adriatique et de la roche du Carso, le haut plateau calcaire qui s’étend aux pieds des Alpes juliennes, avec, au milieu, la ville, ses solides bâtisses, les travaux et les jours des hommes, dont il n’ignorait rien. En lutte contre les désordres de l’esprit, la quête éperdue, incandescente, d’une intégrité, d’uneharmonie, d’uneunité, fut la tragédie de Trieste comme le drame,«à haute tension(2) », de Slataper, celle-là donnant voix à celui-ci, et vice versa. Une telle unité, toutefois, n’était pas donnée a priori, mais découlait de la victoire d’une force, par le mérite d’un devoir, d’une conscience et d’une volonté fusionnant le multiple, les éléments épars.