Soir de fin d’année

 

CEST SUR CES QUELQUES PAGES que s’achève le livre de Geno Pampaloni, Fedele alle amicizie. Et c’est sur des mots parents que s’achevaient d’autres pages de lui qu’on a lues (peut-être) dans ce cahier de Conférence. Donc sur des « choses importantes », il le dit luimême, — celles que tout le monde connaît, ou devrait connaître. 

Geno Pampaloni a écrit peu de livres, et même de pages, qui ne soient pas strictement de critique littéraire (où il excellait à sa façon). Dans cet ordre, une clarté, une liberté à la Pancrazi(1), une honnêteté aussi. Fedele alle amicizie, qui n’est pas un livre de critique littéraire, mais un livre de souvenirs (on y côtoie bien des gens et des choses qui, malgré le recul du temps, sont toujours là, terriblement là), ne dément pas ces qualités. Par exemple (c’est le début, l’« Introibo ») : « Lecteur invétéré et professionnel — et parfois même complice, peut-être — de livres inutiles, je suis parmi les mieux placés pour juger ce livre inutile. » C’est honnête, en effet — et aventureux : car enfin, qui sait ? 

Question déliquate. Mais venons-en à la conclusion de cet « Introibo » : « Oui, Fedele alla amicizie fait partie des livres destinés à l’oubli. (...) Cela me procure, vanitas vanitatum, une grande paix. L’oubli est le pardon du Temps. » Cela rappelle un mot célèbre de Joubert, à propos (si l’on ose dire) de Dieu, auquel Pampaloni, du reste, ne croyait guère(2). Donc, que reste-t-il ? Justement la vanité : l’évanouissement, l’effacement. La vanité (si souvent soulignée à propos des livres, de la « littérature », jusque dans la sagesse populaire, des Psaumes à Pierre Damien et bien au-delà, avec une petite halte chez l’accumulateur-dénonciateur des livres, le Pétrarque des Remèdes), la vanité, donc, a ceci de précieux et d’étonnamment plein qu’elle fait apparaître, puisqu’elle s’efface. Ce n’est pas le « vain » de la terre avant la terre, l’inanis et vacua de la Création quand la Création tâtonnait, mais le service accompli. Mieux vaut — parole d’évangile — un service inutile, qui demeure service, qu’un service encombrant, ou même pas de service de tout, comme ce que la tradition appelait les vanités du monde (les baudruches nous pompent l’air, au mieux elles se dégonflent, elles ne s’effacent pas). Et que restet-il, quand un livre est inutile, vraiment inutile et disparaissant ? Ceci, justement : 

Pendant les fêtes de fin d’année, j’ai eu plusieurs fois l’occasion de me rendre à l’hôpital de la ville auprès d’un parent qui y séjournait(3). J’y allais le soir ; souvent, il pleuvait, les phares de la voiture se réflétaient dans les flaques d’eau sur l’asphalte luisant. Il y avait beaucoup de monde, un va-et-vient incessant sur le parking. De vieilles dames au bras de leurs enfants, de jeunes couples pressés, des solitaires au pas lent dissimulés par leur parapluie, une animation, une ferveur discrètes et continues, le sentiment d’une vie intense d’affections et de devoirs en marge de la ville. 

 

  • 1 Voir Piero Calamandrei, « Promenades avec Pancrazi », Conférence, 32, printemps 2011, pp. 429-441 ; et la préface à Rodolfo Calamadrei, Les Falaises de San Lazzaro, Paris, Éditions de la revue Conférence, pp. 9 sqq. Geno Pampaloni a consacré un bel article à Pancrazi (« Pietro Pancrazi critico-scrittore »), paru dans Il Ponte peu après la mort de ce dernier, et repris dans Il critico giornaliero. Scritti militanti di letteratura, Turin, Bollati Boringhieri, 2001, pp. 107-115. 
  • 2 Son livre reprend, aux pages 197-200, un « Entretien sur la mort », qui s’achève sur ces mots, au fond très « joubertiens » : « Si Dieu existe, il existe comme mémoire, éternelle et universelle, du monde et de son histoire. Une sorte d’ordinateur infini, où sont recueillis tous les gestes et les sentiments, même les plus apparemment insignifiants, même les plus secrets, de tous les hommes de tous les temps. J’avoue que cette idée d’un “salut” de l’histoire, qui viendrait la sauvegarder pour l’éternité dans un éternel présent, me fascine beaucoup. Pas seulement parce qu’elle donnerait un sens à ceux qui, comme moi, cherchent à vivre au mieux de leurs limites (ride infinitésimale à la surface de l’histoire), mais parce que ce serait, suprêmement, justice. C’est en ce sens, je crois, que peut s’éclairer la qualification chrétienne de Dieu comme Seigneur de la Mort. »