Monter à la Torah 1.
J’étais fatigué, j’avais du mal à me lever. Mes mains et mes pieds échappaient à ma volonté, et tous mes autres membres aussi, comme si je ne les maîtrisais plus. Deux ou trois fois j’avais cherché à me lever sans y réussir.
Non loin de ma chambre, les Séfarades avaient un oratoire. Par amour du rituel espagnol j’avais pris l’habitude de prier avec eux, moi qui suis ashkénaze, et bien qu’il y ait une synagogue ashkénaze dans mon quartier. Mais depuis des mois la maladie m’en tenait éloigné.
Ce jour-là était un shabbat shuva2, et ils s’étaient levés tôt pour la prière en commun, voulant aller ensuite à la ville écouter un sermon du khakham, leur rabbin.
Des versets que j’entendais, je connus qu’on allait sortir le rouleau de la Torah, lire la section hebdomadaire. Le bruit des pas de Yedidya Raphaël Khay, l’administrateur, se mêlait à sa voix.
Cette voix assurée et rauque qui évoque le parchemin qu’on enroule.
Avec monsieur Yedidya Raphaël Khay, l’administrateur, j’avais eu un différend, parce que j’avais comparé les poètes du temps présent à nos grands poètes d’antan, Rabbi Shlomo ibn Gabirol et Rabbi Juda Halevi. Il ne me gardait pas rancune ; et de nombreuses fois il m’avait fait monter à la Torah, même s’il y avait dans l’assistance un autre Lévi.
Je désirai dans mon cœur que ce jour-là aussi il m’appelât à la Torah, parce que depuis plusieurs mois j’étais couché sur mon lit de malade, privé de prière en commun et de Torah. J’entrepris d’amener son esprit vers le mien, pour qu’il se souvînt de moi et m’appelât. J’entendis de mon lit qu’il demandait après moi, et j’entendis qu’on lui répondait : « Cet homme-là est mort. »
Je me dressai et de mon lit je criai : « Je suis vivant, je suis vivant, j’arrive ! »
Je savais que je manquais de temps pour m’habiller, surtout que mes vêtements étaient éparpillés ; pourtant je criai derechef : « J’arrive ! »
Qu’il est à blâmer l’homme qui éparpille ses vêtements avant de s’endormir ! Souvent j’avais pris la résolution de les ranger au moment de me déshabiller, pour ne pas perdre de temps au moment de me rhabiller. Mais quand arrivait le moment de me déshabiller, j’oubliais que j’aurais à me rhabiller.
Je manquais de temps pour m’habiller entièrement, mais j’en avais assez pour mettre un manteau. Je m’interrogeai : lequel mettrais-je ? Celui des jours de soleil, les Arabes me l’avaient volé, celui des jours de pluie, il était lourd, la salle de prière petite, les gens qui y étaient, nombreux, et certainement il y faisait chaud.
Mais je ne laissai pas mes pensées me retarder, je me lavai les mains, sautai de mon lit et ouvris la penderie. Je me dis : quel que soit le vêtement que je trouverai d’abord, je le mettrai ; ce fut une veste. Comme elle était courte et ne m’arrivait pas aux genoux, je mis par-dessus mon lourd manteau noir, le manteau des jours froids qui enveloppe tout le corps et lui tient chaud. Et je me précipitai dans l’oratoire. Monsieur Yedidya Raphaël Khay, l’administrateur, me vit et dit d’une voix forte : « Qu’il monte à la Torah ! »
Je baisai le rouleau et prononçai la bénédiction ; mais je pensai à part moi : lorsqu’on appelle un vivant à monter à la Torah dans un minyan de morts, cela signifie que sa mort a été décidée ; quelle est la sentence, pour celui dont il a été dit, dans un minyan de vivants, qu’il était mort ?
Je ne réussis pas à me répondre à moi-même avant que le lecteur du texte eût terminé par le verset: «Seul l’Éternel le dirige3... », et la suite. Je baisai le rouleau et je dis la bénédiction Il a planté en nous la vie éternelle4, je prononçai l’action de grâces comme fait le malade qui a été guéri. Et Yedidya Raphaël Khay l’administrateur et toute la communauté avec lui répondirent Celui qui t’a fait tout le bien qu’il te fasse tout le bien à jamais, sélah.